ANKARA: Alors que les spéculations vont bon train sur la possibilité d’un rapprochement imminent entre la Turquie et Israël, Tel Aviv refuse de normaliser ses relations avec la Ankara ou de réinstaller son ambassadeur dans la capitale turque jusqu’à ce que les activités militaires du Hamas à Istanbul prennent fin, a rapporté lundi le site d’information israélien Ynet.
Face à cette exigence, Ankara entend imposer ses propres conditions pour se réconcilier avec Israël. Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a déclaré lundi à des journalistes que les relations seraient normalisées dès que Israël interrompt «ses activités illégales, telles que les annexions, à l’encontre de la Palestine».
Le soutien d’Ankara au Hamas, ainsi que la priorisation des politiques d’Israël en Palestine posent des défis supplémentaires aux relations déjà fragiles avec Israël.
Des centaines de membres du Hamas auraient pris résidence en Turquie.
Si les deux pays désirent vraiment rétablir leurs relations diplomatiques, on ignore toujours dans quelle mesure ils sont prêts à faire des concessions sur ces lignes rouges et à quel prix.
En 2018, la Turquie a retiré son ambassadeur d’Israël afin de protester contre le transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, et Israël a fait de même en retirant son propre ambassadeur d’Ankara.
Au début de l’année 2020, le président turc Recep Tayyip Erdogan a accueilli à Istanbul le chef du bureau politique du Hamas, Ismaël Haniyeh, ainsi que le commandant militaire principal du groupe, Saleh Al-Arouri, dont la tête est mise à prix à 5 millions de dollars, ce qui a suscité des objections de la part d’Israël et de Washington.
Bien que la Turquie considère le Hamas comme un mouvement politique légitime élu de manière démocratique à Gaza, le Hamas est considéré comme une organisation terroriste par les États-Unis, l’Union européenne et Israël.
En octobre 2020, le quotidien The Times a affirmé que la branche militaire du Hamas avait mis en place un bureau secret à Istanbul afin de préparer des cyberattaques contre ses ennemis et que la Turquie avait même donné la nationalité turque et des passeports à des dizaines de haut gradés du Hamas pour faciliter leur déplacement en Europe. Cependant, Ankara a nié ces allégations.
La Turquie nie catégoriquement avoir permis au Hamas d’installer un bureau à Istanbul.
Depuis 2015, Israël demande à Ankara de sévir contre les membres du Hamas qui se trouvent à Istanbul. C’était l’une des conditions préalables à l’entrée de la Turquie dans la coalition occidentale contre Daech.
Selin Nasi, chercheuse sur les relations entre Israël et la Turquie de l’Université du Bosphore à Istanbul, rappelle qu’Ankara a expulsé Al-Arouri avant la conclusion de l’accord de réconciliation en 2016, et s’est engagée à limiter les activités des bureaux du Hamas en Turquie.
«Si Ankara accepte de minimiser son soutien au Hamas, cela pourrait ouvrir la voie à un dégel dans les relations turco-israéliennes. Pour les Israéliens, le fait que la Turquie offre un refuge aux membres du Hamas dans le pays a été une pomme de discorde majeure, puisqu’ils considèrent le Hamas comme une organisation terroriste, c’est donc une question de sécurité nationale», a-t-elle expliqué à Arab News.
Une lettre rédigée par Haniyeh à la fin du mois de décembre et envoyée à plusieurs présidents de pays islamiques, dont Erdogan, a récemment fait la une des journaux en Turquie. La missive met le président turc contre toute ouverture à Israël, disant que toute mesure prise en vue de la normalisation profiterait au «sionisme».
Selon Alan Makovsky, maître de recherche au Center for American Progress basé à Washington, la motivation d’Erdogan est principalement idéologique en raison de ses affinités notoires avec des mouvements proches des Frères musulmans, mais elle pourrait également être en partie politique.
«La Turquie soutient officiellement deux États, alors que le Hamas rejette l’existence d’Israël. En se basant sur la politique officielle, la Turquie devrait soutenir le président palestinien Mahmoud Abbas plus que le Hamas, et ce n’est manifestement pas le cas», a-t-il souligné.
Pour M. Makovsky, soutenir le Hamas ne rapporte pas des votes au sens traditionnel du terme car les citoyens turcs perçoivent le Hamas très négativement.
D’après le dernier sondage du Pew Research Center, qui date de 2014, les Turcs ont une opinion négative du Hamas, avec 80 % de désapprobation et seulement 8 % d’approbation du groupe.
«Le seul avantage politique du soutien d’Erdogan au Hamas — et il n’est pas négligeable — est qu’il permet de maintenir la partie islamiste de son parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement, fermement liée au parti lui-même, plutôt que de la laisser dériver vers son rival islamiste, le Parti de la félicité», a clarifié M. Makovsky.
Selon lui, il serait impensable que les Israéliens procèdent à un nouvel échange d’ambassadeurs alors qu’ils sont convaincus que le Hamas mène une planification opérationnelle depuis la Turquie.
«Je doute qu’Israël veuille échanger d’ambassadeurs avec la Turquie dans tous les cas. Du point de vue d’Israël, ce serait simplement un cadeau non mérité qui contribuerait à faciliter les relations d’Erdogan avec le président américain Joe Biden», a-t-il mentionné.
Par ailleurs, il a ajouté que «Si la Turquie expulsait le Hamas et s’engageait à cesser de recevoir des visites de personnes comme l’ancien chef du Hamas, Khaled Meshaal, et la figure de proue du Hamas, Al-Arouri, Israël reprendrait les relations diplomatiques en une nanoseconde».
La chercheuse Mme Nasi, quant à elle, pense qu’Ankara est également préoccupée par les implications internes de la réorganisation du soutien aux Frères musulmans, à un moment où la question palestinienne est dans l’impasse et, pire encore, n’est plus à l’ordre du jour international.
«D’un point de vue stratégique, le prix de la politique pro-Frères musulmans de la Turquie semble avoir dépassé ses avantages, sapant les relations de la Turquie avec l’Egypte et les pays du Golfe, ce qui a entraîné un isolement régional», a-t-elle souligné. «Ankara a atteint un stade critique où elle doit décider si elle veut donner ou pas la priorité aux intérêts géopolitiques sur l’idéologie».
Selon Mme Nasi, des déclarations récentes du ministre turc des Affaires étrangères laissent entendre que le gouvernement tente de trouver une ouverture diplomatique en recadrant le conflit autour de la question palestinienne, et en mettant l’accent sur l’annexion partielle de la Cisjordanie par Israël.
«En effet, la signature des Accords d’Abraham l’été dernier a pratiquement suspendu les plans d’Israël d’annexer des parties de la Cisjordanie, Donc, l’une des conditions préalables mentionnées par Cavusoglu lundi a déjà été remplie», a-t-elle affirmé.
Pour Mme Nasi, en fin de compte, il s’agit de savoir si la Turquie est prête à faire un pas vers une réorientation stratégique.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com