ANKARA: Human Right Watch (HRW) a publié le 13 janvier l’édition 2021 de Rapport mondial de l’année 2021. Le chapitre dédié à la Turquie met l’accent sur la répression croissante des droits de l'homme dans le pays au cours de l'année précédente.
L’organisation de défense des droits de l’homme à New York a critiqué le gouvernement turc qui utilise la pandémie de la Covid-19 comme motif pour son autoritarisme. Ankara est notamment accusée museler ses détracteurs en adoptant une législation qui écarte de plus en plus les partis d'opposition.
HRW affirme que le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir a renforcé sa tyrannie en adoptant une loi sur la libération anticipée des prisonniers en avril. Le nouveau texte exclut les prisonniers politiques, y compris les journalistes et les politiciens.
Le rapport met également en évidence les restrictions sur les médias sociaux adoptées en juillet. Ces dernières permettent au gouvernement de surveiller davantage les réseaux de médias alternatifs où les opinions de l'opposition s’expriment librement, et de leur infliger des amendes pour ne pas avoir supprimé ou bloqué leur contenu quand le gouvernement l’exige.
Un changement juridique dans la structure des barreaux indépendants a encore sapé l'indépendance de la justice dans le pays car la nouvelle loi veut «réduire la force institutionnelle des plus grands barreaux turcs, qui ont vivement critiqué le déclin d’Ankara en matière de droits de l'homme et de l'état de droit», selon le rapport.
HRW critique aussi une loi adoptée à la fin de 2020 et qui donne au ministère de l'Intérieur le droit de procéder à des inspections annuelles des groupes non gouvernementaux. Elle permet en plus de suspendre les membres du conseil d'administration si leurs activités sont jugées illégales.
Le rapport dénonce la détention provisoire du défenseur des droits de l’homme, Osman Kavala et des deux anciens coprésidents du Parti démocratique du peuple pro-kurde (HDP) Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag.
«L'ingérence de l'exécutif dans le système judiciaire et dans les décisions de poursuite est un problème systémique, reflété dans le modus operandi des autorités qui consiste à détenir, poursuivre et faussement condamner des individus pour terrorisme et autres chefs d'accusation. Les accusations sont généralement vagues et concernent généralement ceux que le gouvernement, particulièrement le président Recep Erdogan, considère comme des adversaires », explique le document.
Berk Esen, politologue de l’université Sabanci d’Istanbul, est complètement d’accord avec les affirmations du rapport selon lesquelles le gouvernement turc a bel et bien utilisé la pandémie de la Covid-19 afin d’accroitre ainsi son autoritarisme. «Cela n'est pas du tout surprenant, car d'autres gouvernements populistes ont aussi utilisé la pandémie comme prétexte afin d’élargir leurs pouvoirs judiciaires et politiques et étouffer l'opposition», a-t-il déclaré à Arab News.
«La loi sur les médias sociaux a remis en question la viabilité des médias sociaux à long terme, en tant que motif potentiel d'opposition, tandis que la loi sur la société civile récemment décrétée peut encore remettre en question les quelques sincères organisations de la société civile qui ne sont guère contrôlées par le parti au pouvoir», poursuit Esen
Esen croit fortement que le gouvernement d'Erdogan tente de limiter l'opposition avant de déclencher de nouvelles élections. «L'AKP est en train de subir de grosses pertes au sein de ces partisans au milieu de la détérioration de la situation économique dans le pays. C’est ce qui a limité la marge de manœuvre d’Erdogan et l’a affaibli face à son partenaire nationaliste de la coalition. Les sanctions de l'UE et des États-Unis sont un fait, le gouvernement n'a plus beaucoup d'options à l'horizon 2021 », estime-t-il.
La nouvelle année ne semble pas offrir beaucoup d’espoir d’une nouvelle Turquie en matière de droits de l’homme. Un décret présidentiel publié le 6 janvier a doté la police turque des ressources militaires et de renseignement accrues dans le but de réprimer les manifestations publiques qui «menacent gravement la sécurité nationale et l'ordre public».
Le décret a coïncidé avec de violents affrontements entre des étudiants de l’université Bogazici d’Istanbul et la police quand Erdogan a nommé un partisan à la tête de l’université. Plusieurs étudiants ont été placés en garde à vue pour avoir participé aux manifestations, d’autres ont même été arrêtés lors des rafles nocturnes à leurs domiciles.
Le même jour que le lancement du rapport de HRW, une action en justice a été déposée contre la journaliste Melis Alphan pour avoir publié une photo des célébrations du Nayrouz, prise en 2015 dans la province sud-est de Diyarbakır, alors que la fête était légale et diffusée à l’époque sur les chaînes de télévision grand public.
La photo montre le drapeau du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Alphan risque désormais jusqu'à sept ans et six mois de prison pour diffusion de propagande terroriste, car le PKK est classé comme organisation terroriste par Ankara.
«Toutes les discussions récentes sur la réforme judiciaire, un plan d'action pour les droits de l'homme et la place de la Turquie en Europe seront totalement creux à moins que le président ne dise absolument clairement que la Turquie est prête à se conformer aux décisions de la Cour européenne des droits de l'homme», a déclaré Emma Sinclair- Webb, directeur de Human Rights Watch pour la Turquie, à Arab News. Selon Sinclair-Webb, la libération de Kavala et Demirtas de prison, conformément aux décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, devrait être le premier point sur une longue liste pour 2021.
«Nous espérons voir le gouvernement abandonner la nouvelle loi sur les réseaux sociaux, qui aggrave la censure dans les médias sociaux, ainsi que la nouvelle loi qui permet une restriction massive des ONG au nom de la lutte contre le financement de la prolifération des armes de destruction massive», insiste-t-elle.
Bien que la création d'un pouvoir judiciaire indépendant prenne des années, Sinclair-Webb affirme que le gouvernement doit avant tout abandonner l’accusation invariable et abusive d'appartenance à une organisation terroriste contre des personnes qui n’ont aucun lien tangible avec des groupes armés.
Ce texte est la traduction d’un article d’un article paru sur Arabnews.com