La gestion du traité de paix jordano-israélien, vieux de 30 ans, n'a jamais été facile pour Amman. L'accord de paix Wadi Araba de 1994 était censé mettre fin à des décennies d'hostilités. Les deux pays se sont livrés à des guerres sanglantes en 1948 et en 1967, au cours desquelles le Royaume hachémite a perdu des hommes et des territoires et a dû accueillir des centaines de milliers de réfugiés palestiniens. Mais en 1968, lors de la bataille de Karameh, l'armée jordanienne et la résistance palestinienne ont réussi à repousser une incursion israélienne sur la rive orientale du Jourdain. Une impasse politique et militaire s'ensuivit et la Jordanie et Israël se retrouvèrent dans une situation de «ni paix, ni guerre».
Cette situation a perduré jusqu'en 1994, lorsque feu le roi Hussein a décidé de signer un traité de paix avec l'Israélien Yitzhak Rabin, après que les Palestiniens eurent secrètement négocié leur accord avec les Israéliens à Oslo.
Mais la majorité des Jordaniens, dont beaucoup sont d'origine palestinienne, n'ont jamais vraiment réussi à récolter les fruits de cette paix. Pour les négociateurs jordaniens, le traité délimitait les frontières définitives entre le royaume et Israël, tout en désignant la Cisjordanie comme un territoire occupé, dont l'avenir serait négocié séparément entre Israël et les Palestiniens. La Jordanie bénéficierait d'autres avantages, comme une part annuelle de l'eau du lac de Tibériade et un «rôle spécial» reconnu aux Hachémites sur Al-Haram al-Charif, que le Waqf jordanien administrerait.
L'un des accords bilatéraux du traité consistait à maintenir la politique des ponts ouverts, adoptée en 1967, qui permettait aux Palestiniens de Cisjordanie de passer en Jordanie et d'en revenir.
Le traité a été ratifié par le parlement jordanien, mais la plupart des Jordaniens n'y ont jamais adhéré pleinement. Il a souvent été décrit comme une paix froide, une paix entre États plutôt qu'entre peuples.
La plupart des Jordaniens n'ont jamais pleinement accepté l'accord. Il a souvent été décrit comme une paix froide, une paix entre des États plutôt qu'entre des personnes.
Osama al-Sharif
Les contestations du traité n'ont pas tardé à se matérialiser. Rabin a été assassiné par un juif radical en 1995, ouvrant la voie à un jeune et ardent politicien de droite, Benjamin Netanyahou, qui a formé son premier gouvernement en 1996. Dès lors, la vision du roi Hussein et de Rabin d'une coopération lumineuse et pacifique entre les deux voisins a commencé à se désintégrer.
Depuis lors, les liens entre les deux pays se sont beaucoup détériorés. Ironiquement, la plupart des incidents ont eu lieu sous la présidence de M. Netanyahou, notamment dimanche matin, lorsqu'un chauffeur de camion jordanien a abattu trois gardes-frontières israéliens du côté israélien du pont du roi Hussein, également appelé pont Allenby. L'assaillant a été abattu par des soldats israéliens.
La date, l'identité de l'assaillant et le lieu de l'incident sont importants. Cet incident est survenu après 11 mois de guerre génocidaire d'Israël – qui fait toujours rage – contre la population de Gaza et deux semaines après le lancement par Israël d'une campagne militaire brutale contre les camps de réfugiés palestiniens dans le nord de la Cisjordanie. Les Jordaniens ont manifesté dans tout le royaume pendant la majeure partie de cette période, tout en exigeant l'abrogation du traité de paix.
L'endroit, un point frontalier central entre la Jordanie et la Cisjordanie, qui est sous le contrôle total de l'armée israélienne, symbolise la complexité des relations entre la Jordanie et Israël. Le pont est utilisé exclusivement par les voyageurs palestiniens, mais c'est aussi un passage commercial essentiel.
Quelques heures après l'attentat, il a été révélé que l'agresseur jordanien, Maher al-Jazi, 39 ans, était issu d'une tribu importante du sud de la Jordanie qui a toujours combattu Israël et soutenu les Palestiniens. Lundi, la Jordanie a confirmé l'identité de l'agresseur, tout en soulignant qu'Al-Jazi agissait seul.
Israël a rapidement fermé tous les points de passage avec la Jordanie. M. Netanyahou a accusé l'«axe du mal» iranien d'avoir fomenté l'attaque. Un membre d'extrême droite de son cabinet l'a exhorté à annexer la vallée du Jourdain et à écraser la résistance armée palestinienne en Cisjordanie.
Pour la Jordanie, l'incident s'est produit deux jours avant des élections législatives cruciales, auxquelles participaient des partis politiques, dont le Front d'action islamique des Frères musulmans. Les islamistes se sont empressés de célébrer l'assassinat des Israéliens, en organisant des rassemblements en l'honneur d'Al-Jazi et en faisant l'éloge de la résistance armée contre Israël. Reste à savoir dans quelle mesure l'incident de dimanche aura influencé les choix des électeurs lors du scrutin de mardi.
Il y a quelques mois, les autorités jordaniennes ont fustigé le Hamas pour avoir appelé les Jordaniens à participer activement à la lutte contre Israël, mettant en garde le mouvement islamiste contre toute ingérence dans les affaires intérieures. Les Jordaniens ont également exprimé leur colère lorsqu'Amman a activement intercepté des missiles iraniens se dirigeant vers Israël lors d'une attaque en avril.
Mais l'euphorie nationale qui a suivi l'action audacieuse d'Al-Jazi a souligné l'animosité croissante de la population à l'égard d'Israël et son dégoût pour ses crimes de guerre à Gaza et en Cisjordanie. Les responsables jordaniens devraient en tenir compte dans la gestion de leurs liens avec un gouvernement israélien qui provoque ouvertement et publiquement la Jordanie au quotidien.
L'incident de dimanche a également ravivé des souvenirs amers lorsqu'un juge jordanien, Raed Zeiter, avait été abattu par un soldat israélien sur le pont du roi Hussein en 2014. De même, en 2017, un garde de sécurité israélien a abattu deux Jordaniens dans l'enceinte de l'ambassade d'Israël à Amman et a été autorisé à partir pour Israël. Netanyahou l'a accueilli en héros. Personne n'a été puni pour ces deux incidents.
L'euphorie nationale qui a suivi l'action audacieuse d'Al-Jazi a souligné l'animosité croissante de la population à l'égard d'Israël.
Osama al-Sharif
Netanyahou provoque la Jordanie, notamment en permettant à des fidèles juifs, puis à des ministres, de prendre d'assaut la mosquée Al-Aqsa presque chaque semaine, en violation flagrante de la proclamation du statu quo.
Les liens de la Jordanie avec les Palestiniens en général et la Cisjordanie en particulier sont à la fois historiques et uniques. Jusqu'en 1967, la Cisjordanie était administrée par la Jordanie et des dizaines de milliers de ses habitants conservent leur citoyenneté jordanienne.
Le roi Abdallah a pris l'initiative de mettre en garde contre la catastrophe humanitaire qu'Israël était en train de créer à Gaza et l'armée jordanienne a effectué des dizaines de largages humanitaires au-dessus de l'enclave. Le roi a par ailleurs insisté auprès des États-Unis et d'autres gouvernements occidentaux pour qu'ils fassent respecter un cessez-le-feu.
Mais en réponse, les responsables israéliens ont attaqué le royaume et ses dirigeants, tandis que les fanatiques du gouvernement de Netanyahou parlent ouvertement d'annexer la Cisjordanie pour anéantir la perspective d'un État palestinien et laissent entendre que les Palestiniens seront finalement expulsés vers la Jordanie. L’«option jordanienne» a été soutenue par le Likoud et d'autres partis israéliens de droite. Dans le même temps, les ultranationalistes juifs parlent de l'extension des frontières du Grand Israël jusqu'à la Jordanie.
Pour les responsables jordaniens, gérer la paix avec Israël devient une entreprise risquée. À plusieurs reprises, ils ont déclaré que le transfert forcé des Palestiniens de Cisjordanie équivaudrait à une déclaration de guerre.
Dans le même temps, ces mêmes responsables se rendent compte que le royaume est pris entre le marteau et l'enclume. La disparition de la solution à deux États, qu'Amman soutient sans réserve mais qui devient douteuse, constitue une menace existentielle pour la Jordanie. Les alliés les plus proches de la Jordanie, les Américains, se sont montrés faibles et indécis devant Netanyahou et sa bande.
Si la Jordanie craint que ses citoyens ne se radicalisent à la suite des crimes de guerre et des menaces directes d'Israël, elle ne peut que renforcer sa sécurité intérieure tout en cherchant des moyens de gérer ce qui est devenu une relation épineuse et compliquée avec Israël.
Osama al-Sharif est journaliste et commentateur politique, basé à Amman.
X: @plato010
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com