À une époque marquée par des troubles persistants, l'élite politique d'Afrique du Nord a constaté que les crises qui frappent le monde et mettent à rude épreuve la résistance nationale sont étonnamment bénéfiques pour leurs gouvernements.
Alors que les menaces sécuritaires se multiplient et que les migrations irrégulières s'intensifient dans le sillage de l'élargissement des fossés géopolitiques, les gouvernements d'Algérie, de Tunisie, de Libye et du Maroc tirent de plus en plus parti des nouvelles possibilités offertes par une vague de défis convergents pour s'affirmer et asseoir leur pouvoir et leur influence.
L'importance stratégique de l'Algérie est montée en flèche à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022. La crise énergétique qui s'en est suivie en Europe a transformé l'Algérie d'acteur régional en fournisseur crucial, les délégations italiennes et allemandes se précipitant à Alger pour conclure des accords sur le gaz comme alternative à l'approvisionnement énergétique russe. Rien qu'en 2022, les exportations de gaz naturel de l'Algérie vers l'Italie ont augmenté de 20 %, démontrant ainsi la nouvelle importance du pays.
Ces accords ont non seulement permis d'atténuer certains des problèmes énergétiques de l'Europe, mais ils ont également renforcé la présidence précaire d'Abdelmadjid Tebboune à la tête du pays, lui conférant ainsi une influence géopolitique considérable. Bien que le gouvernement algérien ait été critiqué pour sa répression des journalistes et des activistes, le rôle indispensable qu'il a joué dans la sécurité énergétique de l'Europe lui a valu les faveurs de l'Occident.
Capitalisant sur ce changement géopolitique, Alger a adopté une politique étrangère plus affirmée, s'engageant de manière proactive dans sa rivalité de longue date avec le Maroc. Au-delà des exportations d'énergie, l'Algérie canalise également ses revenus exceptionnels dans des initiatives nationales visant à créer des emplois, à améliorer la sécurité de l'eau et à jeter les bases d'une diversification économique qui n'a que trop tardé.
Par exemple, le gouvernement algérien a mis en œuvre de nouvelles politiques conçues pour stimuler la croissance du secteur privé afin de lutter contre le chômage, qui s'élève à plus de 20 % pour les femmes et à un peu moins de 10 % pour les hommes.
En outre, de récents amendements autorisant le déploiement de ses forces militaires dans d'autres pays témoignent d'une intention et d'une stratégie plus larges visant à jouer un rôle plus central dans la stabilité régionale, notamment dans le cadre des missions de maintien de la paix de la Ligue arabe et de l'Union africaine.
Cette approche équilibrée entre le renforcement des politiques intérieures et l'affirmation de l'influence à l'étranger révèle l'utilisation stratégique des crises par l'Algérie pour redéfinir son rôle à la fois au niveau régional et mondial.
En Tunisie, le président Kais Saied continue d'exploiter l'escalade de la crise migratoire pour accroître son influence politique. Il s'agit d'une extension d'un stratagème similaire que M. Saied a utilisé pour capitaliser sur les craintes européennes de voir une Tunisie lourdement endettée s'effondrer économiquement, ce qui a permis à son régime d'obtenir des financements concessionnels tout en repoussant les exigences du Fonds monétaire international en matière d'austérité et de réformes rigoureuses.
L'UE, qui cherche désespérément à réduire les flux de migrants, a offert une aide financière substantielle à la Tunisie, sans grand contrôle. Cette relation transactionnelle apporte à M. Saied un soutien financier supplémentaire, avec peu ou pas de conditions, qui atténue temporairement la détresse économique aiguë de son pays, caractérisée par des taux de chômage galopants et de graves pénuries de carburant et d'autres produits de base.
Au-delà de cette aide financière, M. Saied exploite également les clivages géopolitiques croissants pour tenter d'affirmer son contrôle et de gagner en légitimité. En se tournant vers la Russie, la Chine et l'Iran, il anticipe la réception de fonds supplémentaires et d'une couverture diplomatique qui n'est pas conditionnée par la recherche ou la préservation de la démocratisation de la Tunisie et des institutions qui la protègeraient. Ces alliances sont d'autant plus pertinentes que le pays se rapproche d'une élection présidentielle cruciale en octobre.
L'environnement mondial turbulent offre aux pays d'Afrique du Nord une monnaie d'échange géopolitique substantielle.
- Hafed Al-Ghwell
En Libye, le paysage fragmenté de la gouvernance fait l'objet d'une attention renouvelée au milieu des distractions mondiales, en raison des intérêts personnels d'acteurs extérieurs, notamment la Turquie et la Russie. L'administration du Premier ministre Abdul Hamid Dbeibeh a stratégiquement tiré parti du besoin de l'UE de disposer de sources d'énergie alternatives après l'Ukraine en promettant une augmentation de la production de pétrole pour aider à renforcer la sécurité énergétique européenne à mesure que les importations en provenance de Russie diminuent. Toutefois, cet engagement est entaché d'allégations de corruption et de mauvaise gestion qui compromettent sa crédibilité.
Parallèlement, le gouvernement rival de l'est du pays sert de porte d'entrée à la Russie pour s'implanter profondément en Libye, en aidant prétendument les initiatives soutenues par le Kremlin, telles que le contournement des sanctions internationales et la facilitation des opérations de contrebande de carburant.
En outre, les frontières libyennes sont devenues le point de passage d'économies illicites tentaculaires, qui amplifient les ramifications de la crise des migrants. Les politiques frontalières européennes étant davantage axées sur la dissuasion que sur la résolution des problèmes, les élites libyennes profitent de la porosité des frontières du pays pour soutenir et développer ces économies souterraines.
L'habileté du Maroc à naviguer dans les crises mondiales illustre la manière dont les nations peuvent tirer parti des périodes de turbulences pour promouvoir leurs propres objectifs stratégiques. Par exemple, les accords d'Abraham, qui ont normalisé les relations avec Israël, ont permis à Rabat de renforcer ses liens internationaux en matière de sécurité et de renseignement, en particulier avec les États-Unis. Ces alliances ont permis d'accéder à des technologies de pointe et à des capacités de défense renforcées, ce qui a fait pencher la dynamique du pouvoir régional en faveur du Maroc.
Alors que la normalisation avec Israël risquait d'aliéner une population où le sentiment pro-palestinien est fort, Rabat a simplement choisi de recalibrer sa politique étrangère en anticipant que les gains stratégiques finiraient par l'emporter sur toute désapprobation intérieure.
Simultanément, la poursuite par le Maroc d'une stratégie migratoire indépendante aide le pays à bousculer la dynamique traditionnelle de dépendance entre l'UE et l'Afrique du Nord. Ses stratégies nationales en matière de migration contrastent fortement avec les approches plus sévères de l'UE ailleurs dans la région, en trouvant un équilibre entre la dissuasion de la migration irrégulière et la protection des droits des migrants. En retour, le Maroc bénéficie d'un renforcement de son pouvoir d'attraction sur le continent africain et évite d'être considéré comme faisant le "sale boulot" de l'UE.
En résumé, l'environnement mondial turbulent offre aux pays d'Afrique du Nord une monnaie d'échange géopolitique substantielle. Qu'il s'agisse d'accords énergétiques, d'alliances stratégiques ou d'accords migratoires, les gouvernements de la région sont pleinement déterminés à tirer parti des effets de l'instabilité mondiale pour s'enraciner sur le plan national et projeter leur influence à l'étranger.
Hafed Al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l'Initiative Afrique du Nord au Foreign Policy Institute de la John Hopkins University School of Advanced International Studies à Washington, DC.
X : @HafedAlGhwell
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com