Dans ce chaos qu’est la géopolitique contemporaine, le paradigme autrefois dominant d’un monde clairement divisé entre un «Occident» collectif et un «Reste» indéterminé se défait lentement.
L’Occident, longtemps considéré comme le creuset de l’ordre mondial, essaye tant bien que mal de suivre le rythme d’une nouvelle réalité qui s’est manifestée il y a un peu plus de vingt ans, lorsque les premiers missiles de la «coalition» se sont abattus sur Bagdad. En voyant les craintes de millions de personnes incrédules à travers le monde arabe depuis 2003, l’Occident prend lentement conscience des conséquences non traitées de la blessure qu’il s’est lui-même infligée.
Pour la première fois depuis près de huit décennies, la «voix» de l’Occident, autrefois imposante et singulière, résonne moins dans un monde où divers acteurs – nouveaux et anciens, étatiques et non étatiques – mènent de plus en plus d’actions.
Ce phénomène ne peut plus être écarté comme étant celui d’un monde rebelle qui capitalise simplement sur un Occident désengagé et bien trop préoccupé par la gestion des divisions politiques à l’intérieur de ses frontières plutôt que de contrôler chaque conflagration à l’étranger.
Il s’agit plutôt d’un témoignage croissant de l'affaiblissement de la pertinence de l’Occident, démontrée en partie par le fait que ses penseurs et écrivains traditionnels n’exercent plus d’influence sur un auditoire captivé, comme ils le faisaient autrefois.
Plus inquiétant encore, les gardiens de notre «ordre» mondial n’ont pas réussi à contribuer à l’émergence de personnalités d’État éminentes – du moins au cours des dernières décennies – capables d’utiliser intelligemment le monopole durable de l’Occident sur le pouvoir de mobilisation pour promouvoir un agenda mondial équitable, collaboratif et consensuel.
Ces dernières années, les évolutions sur la scène mondiale et les réactions maladroites qui en ont découlé représentent les derniers signes d’une transition irréversible susceptible de s’accélérer dans les mois à venir. Le Sud global, auparavant relégué à la périphérie des affaires mondiales, émerge avec une nouvelle assurance en essayant de remodeler l’ordre international à travers un réalisme pragmatique, en accordant la priorité aux intérêts nationaux plutôt qu’à un alignement obstiné avec des pôles idéologiques distincts.
La forte dichotomie entre l’Occident et le reste cède la place à un monde multipolaire plus nuancé dans lequel chaque État recherche des partenaires, en fonction d’intérêts spécifiques, plutôt qu’une allégeance globale à un seul bloc.
Il s’agit, en quelque sorte, d’une «géopolitique à la carte», marquée par la réticence de nombreux pays du Sud, à titre d’exemple, à adhérer au régime de sanctions contre la Russie. Ils font preuve d’une autonomie stratégique qui remet en question l’influence autrefois incontestée de l’Occident.
Plus récemment, la guerre à Gaza et les escalades en mer Rouge ont encore illustré, une fois de plus, les limites d’une vision du monde centrée sur l’Occident, qui exige l’absolutisme du statu quo, même si les règles de l’engagement diplomatique ont radicalement changé.
Une position aussi déroutante est incompatible avec l’appétit du reste du monde pour des approches malléables de gestion des crises planétaires. Loin de l’idéalisme nébuleux des conceptions occidentales de l’ordre mondial, le reste du monde peut faire de sérieux progrès dans la résolution de problèmes complexes qui mettent toujours en lumière l’hypocrisie de l’Occident en sapant les valeurs mêmes que nous prétendons vouloir défendre.
La réponse du reste du monde à la situation à Gaza révèle une perception de «deux poids, deux mesures», dans laquelle l’inaction de l’Occident en réponse aux actions d’Israël contraste fortement avec sa position véhémente contre l’agression russe.
Cette hypocrisie érode la position morale de l’Occident et sape ses prétentions à défendre les principes du droit international tout en cherchant également à transformer les droits et libertés inaliénables en principes universels.
La forte dichotomie entre l’Occident et le reste du monde cède la place à un monde multipolaire plus nuancé
Hafed al-Ghwell
Il n’est guère surprenant de voir, partout dans le monde, des réponses discrètes et sans engagement à l’escalade des militants houthis en mer Rouge, même si elles représentent un défi sérieux pour l’ordre international qui pourrait dégénérer en un conflit plus large avec d’importantes répercussions économiques mondiales.
La norme n’est plus de suivre aveuglément les indications de l’Occident. Chaque pays du reste du monde consacre suffisamment de capital diplomatique et d’efforts pour atténuer les menaces que de telles situations font peser sur ses propres intérêts nationaux, s’il y en a.
Ce changement s’applique également aux réactions face à d’autres zones de conflit critiques dans la région arabe, depuis les horreurs de Gaza et la guerre civile au Soudan jusqu’à la tolérance absurde face à l’impasse politique corrosive de la Libye. L’époque des approches descendantes dictées dans les couloirs raffinés des lointaines capitales occidentales est révolue; les efforts visant à résoudre certaines des crises les plus urgentes au monde exigent désormais des réponses internationales coordonnées qui transcendent les alliances traditionnelles et soulignent la nécessité d’une approche plus inclusive de la gouvernance mondiale.
Les réalités changeantes mettent en lumière une vérité qui dérange: les proclamations en apparence profondes de l’Occident sur les valeurs universelles, ainsi que le fardeau que leur protection suppose, n’ont jamais vraiment été un dialogue passionné entre égaux, mais des monologues fastidieux, ininterrompus, mais également ignorés, leurs orateurs prenant souvent leur résonance dans des salles vides pour des approbations, alors que le monde s’affaire à trouver une «nouvelle normalité».
Cette absence d’engagement de la part du reste du monde n’est pas un acquiescement, mais une espèce d’indifférence.
L’Occident ne doit pas considérer la capacité croissante d’autres nations à s’imposer comme un jeu à somme nulle, mais plutôt comme l’occasion d’établir de nouveaux partenariats fondés sur des intérêts mutuels et des responsabilités partagées. La multiplicité des voix au sein de la communauté internationale ne déprécie pas les contributions de l’Occident, mais enrichit le dialogue mondial.
Un ordre fondé sur le consensus ne vise pas l’uniformité, mais l’harmonisation de diverses perspectives, où la charge du leadership et les responsabilités relatives au maintien de la stabilité mondiale sont partagées entre un plus grand nombre d’acteurs.
Alors que nous évoluons dans un paysage mondial en constante évolution, l’Occident doit prendre en compte le fait que son influence dépend de sa capacité à s’adapter à un monde qui privilégie la flexibilité plutôt que la polarisation rigide. Cette nouvelle ère de diplomatie à la carte n’est pas une aberration, mais une progression naturelle vers un ordre mondial qui reflète mieux la multiplicité des voix et des intérêts qui composent la communauté internationale.
Les changements inévitables ne constituent pas en soi une menace pour l’Occident, mais plutôt une possibilité d’évolution et d’adaptation. Après tout, l’influence de l’Occident a toujours été dynamique, et, dans cette ère de flexibilité et d’inclusion, sa capacité d’adaptation déterminera sa pertinence continue au sein d’un ordre mondial émergent, mieux adapté aux complexités de notre monde en mutation.
À mesure que nous devenons de plus en plus interconnectés et de plus en plus fluides sur le plan géopolitique, l’Occident doit accepter une nouvelle réalité. L’avenir des relations internationales ne sera pas façonné par une entité culturelle unique, mais par un ensemble de perspectives diverses, chacune affirmant sa souveraineté et jouant un rôle dans l’élaboration du récit mondial.
Le succès de l’Occident dans cette nouvelle ère dépendra de sa volonté d’écouter et de s’engager avec le reste du monde, plutôt que d’imposer une vision du monde monolithique de plus en plus en contradiction avec la nature variée et dynamique de la géopolitique mondiale.
Hafed al-Ghwell est chercheur principal et directeur exécutif de l'Initiative pour l’Afrique du Nord à l’Institut de politique étrangère de l’École des hautes études internationales de l’université Johns Hopkins à Washington, DC.
X: @HafedAlGhwell
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com