PARIS : La «charte des valeurs» pour encadrer la profession d'imam verra-t-elle le jour? La réforme de l'islam de France, poussée par Emmanuel Macron pour lutter contre l'islam radical, est déjà minée par des dissensions au sein du Conseil français du culte musulman, le principal interlocuteur de l'Etat.
Le coup est venu du recteur de la grande Mosquée de Paris (GMP), Chems-Eddine Hafiz. Dans un communiqué tombé lundi, il annonce se retirer de façon «irrévocable» des discussions autour du projet de «charte des valeurs». Il ne participera plus non plus «aux réunions qui visent à mettre en oeuvre le projet du Conseil national des imams».
Le recteur accuse «la composante islamiste» au sein du Conseil français du culte musulman (CFCM), «notamment celle liée à des régimes étrangers hostiles à la France», d'avoir «insidieusement bloqué les négociations en remettant en cause presque systématiquement certains passages importants» de la charte. Il ne donne pas de noms ou de détails sur ces passages polémiques.
Cette charte avait été demandée mi-novembre par le chef de l'Etat aux dirigeants du CFCM, qui avaient une quinzaine de jours pour lui présenter un texte reconnaissant en particulier les valeurs de la République. Le CFCM, composé de neuf fédérations de mosquées, s'engageait alors à créer un Conseil national des imams chargé de certifier leur formation en France.
«Si certains ne signent pas cette charte, nous en tirerons les conséquences», avait averti le président.
Depuis son discours contre le séparatisme et l'islam radical début octobre, et encore plus depuis l'assassinat de Samuel Paty et l'attentat de Nice, le chef de l'Etat a accentué la pression sur les instances dirigeantes de l'islam en France pour lutter contre l'influence étrangère, la radicalisation et l'islam politique.
Des réformes en chantier depuis des années, mais qui n'ont jamais abouti sous ses prédécesseurs, en grande partie en raison des différends chez les représentants de l'islam de France.
- «Le beau rôle» -
Après le retrait de la grande Mosquée de Paris, le président du CFCM, Mohammed Moussaoui a déploré une décision «unilatérale et inexpliquée». Il affirme que «la dernière mouture de la charte a obtenu l'approbation de l'ensemble des fédérations, y compris celle de la grande Mosquée de Paris» le 15 décembre et que les différentes fédérations devaient «confirmer solennellement par écrit avant le 30 décembre leur adhésion au texte final».
«La charte était quasi-terminée, donc on ne comprend pas cette volte-face», a renchéri Fatih Sarikir, secrétaire général de la fédération Milli Görüs, d'obédience turque.
Il y a cependant bien des points de désaccord, selon une source proche du dossier: en particulier la question de l'apostasie ou celle de l'islam politique. Comment réunir les neuf fédérations sur ces thèmes qui divisent? «Les Turcs voulaient atténuer ce qui était écrit», assure cette source qui considère que «cette charte ne sert à rien. C'est un projet mort-né».
«Ils ont rédigé le texte sans en parler à un imam!», critique encore cette source. Et de trancher: «Il y avait un urgence après les attentats, il fallait donner l'impression de faire quelque chose».
Les différends révélés cette semaine? «Il s'agit comme d'habitude d'enjeux personnels, politiques et diplomatiques», assure la même source. Selon elle, le recteur de la grande Mosquée de Paris, qui vient d'Algérie, veut «se donner le beau rôle» en affirmant qu'il représente la ligne de défense contre l'islamisme et «affaiblir» le président du CFCM, originaire du Maroc.
«L'affrontement entre l'Algérie et le Maroc n'a jamais cessé et structure tout», résume une autre source.
Pour l'auteur du livre Misère(s) de l'islam de France (ed. du Cerf), Didier Leschi, il y a «un côté pathétique dans la répétition d'affrontements obscurs qui ne donnent jamais le sentiment que l'on joue pour l'intérêt de tous, des fidèles musulmans ou du pays».
Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin recevra séparément chacune des fédérations en janvier, a indiqué son entourage à l'AFP. «Il peut y avoir des divergences internes au sein du CFCM, mais ça ne remet pas en cause le travail qui se poursuit», fait-on valoir.