KEHL: Couches, shampooing, lessive, mais aussi fruits et légumes bio... Nombre de produits sont moins chers en Allemagne qu'en France, incitant des milliers de consommateurs alsaciens à traverser le Rhin pour faire leurs courses.
Sur le parking du supermarché Lidl de Kehl, petite ville allemande reliée à Strasbourg par le pont de l'Europe, la quasi-totalité des voitures sont immatriculées en France et les allées du magasin sont noires de monde le samedi après-midi.
"C'est moins cher: les légumes, tout ce qui est hygiène, papier toilette, gel douche..." énumère Mouna en sortant de la grande surface avec un lourd cabas.
Cette femme de 45 ans, qui ne souhaite révéler ni son nom de famille ni sa profession, fait ses courses en Allemagne "une à deux fois par mois". "J'habite Strasbourg, pas loin de la frontière", confie-t-elle.
A l'intérieur, les annonces retentissent en allemand puis en français ("Chers clients, la caisse 1 va fermer..."). Les caissières se débrouillent dans la langue de Molière.
Difficile de calculer combien on économise en passant la frontière car produits et marques diffèrent d'un pays à l'autre, souligne Daniel Ernst, responsable de l'UFC-Que Choisir pour le Bas-Rhin. L'association de défense des consommateurs n'a pas fait d'étude récente sur le sujet, mais M. Ernst, en son nom propre, évalue le différentiel aux alentours de 20%.
Le plus intéressant? "Essentiellement les produits que les Allemands appellent +drogerie+ : cosmétiques, produits d'entretien et d'hygiène, produits pour bébé, y compris les couches, et tout ce qui concerne les pâtées pour animaux".
Mais pourquoi l'Allemagne est-elle moins chère?
Concurrence acérée, pression des distributeurs sur les fournisseurs et mentalité d'épargnants: une combinaison de facteurs rend les supermarchés allemands moins chers que leurs équivalents français, explique Carsten Brzeski, chef économiste à la banque ING Allemagne.
Question: Qu'est-ce qui rend les produits de consommation moins chers en Allemagne?
Réponse: "C'est avant tout une question de concurrence. Le marché de l'alimentation au détail est très compétitif en Allemagne et cela maintient des prix bas. Les distributeurs ont un pouvoir de négociation très fort vis-à-vis des agriculteurs et des fournisseurs en général. Il y a aussi une différence dans la typologie même des grandes surfaces: le segment haut de gamme n'existe pratiquement pas en Allemagne, alors qu'en comparaison la France connaît à peine le phénomène des +discounters+."
Q: Quel rôle jouent les consommateurs dans le niveau des prix?
R: "C'est un facteur culturel: l'Allemagne est un pays d'épargnants, qui dépensent une plus faible part de leurs revenus pour l'alimentation. A l'inverse, les Français sont prêts à payer plus pour obtenir un produit de bonne qualité. Même les riches Allemands vont chez Aldi, alors qu'un Français ou une Française riche n'oserait pas y mettre les pieds."
Q: Le taux de TVA et l'origine des importations jouent-ils un rôle dans l'écart de prix entre les deux pays ?
R: "La TVA n'a pas d'impact: elle se monte à 7% en Allemagne pour les produits alimentaires de base et à 5,5% en France. En revanche, les Allemands se fournissent largement en Europe centrale, où le coût du travail est plus bas, et donc les importations moins chères que ce qui est produit en France."
Carburant et cigarettes
Juste à côté de Lidl, chez DM, spécialiste de la "drogerie", c'est aussi la cohue du samedi. Des montagnes de papier toilette et de couches attendent le consommateur hexagonal.
Un lot de 68 couches d'une grande marque américaine s'y vend 18,95 euros. Sur le site internet de Leclerc, le paquet s'affiche en France à 18,14 euros... mais pour 48 couches seulement.
"La forte demande des consommateurs tant d'Allemagne que de France nous a permis d'ouvrir deux autres magasins à Kehl", observe la directrice locale de DM, Carmen Göppert, dans une réponse écrite à l'AFP.
Après avoir rempli leur coffre, les consommateurs peuvent faire le plein dans l'une des nombreuses stations-service de Kehl, où le litre de carburant est vendu six ou sept centimes de moins qu'en France.
"Je viens surtout en Allemagne pour acheter mes médicaments", confie de son côté Alain Bourdel, 74 ans. Par "médicaments", cet habitant de la banlieue de Strasbourg veut dire "cigarettes", vendues en Allemagne aux alentours de 8 euros, contre 10,60 euros en moyenne en France.
"J'en profite pour faire quelques courses, mais c'est moins intéressant ici depuis le Covid. Les prix ont plus augmenté qu'en France", observe ce retraité qui, avec son épouse, gagne moins de 1.700 euros par mois.
Avec 28% d'inflation sur deux ans, les produits alimentaires ont davantage flambé en Allemagne qu'en France (+22%), confirme Daniel Ernst. Le différentiel s'est ainsi réduit de 6%.
Avec la hausse du prix de l'essence, "si on doit faire beaucoup de kilomètres ce n'est pas intéressant" de se ravitailler outre-Rhin, estime-t-il. Il est aussi moins courant de rouler longtemps pour remplir son coffre à ras bord: "L'inflation a incité pas mal de personnes à acheter au jour le jour avec un budget restreint".
Le révélateur Covid
Ce tourisme commercial "pénalise bien évidemment" les distributeurs du côté français, selon lui. Le phénomène s'est révélé de façon flagrante lors du confinement de 2020, lorsque la frontière a été fermée.
"L'Alsace a été la région de France où la hausse de la consommation a été la plus forte", abonde Philippe Goetzmann, expert du secteur de la distribution.
Selon lui, l'écart de prix s'explique par la plus forte concurrence en Allemagne pour les biens de consommation courante et par la plus grande part des marques de distributeur dans le panier type (environ 45% contre 33% en France si on ne tient pas compte des chaînes de discount allemandes).
"La popularité de nos marques DM crée un effet de volume qui nous permet d'offrir à nos consommateurs les prix les plus favorables", souligne Mme Göppert.
Même si l'écart se resserre, les consommateurs, particulièrement les moins fortunés, continueront à traverser le Rhin.
"Nous ne constatons aucun effet majeur lié à l'inflation", assure la responsable de DM.