PARIS: Alors que la crise financière au Liban provoque chaque jour un peu plus l’appauvrissement de la population dans son ensemble, c’est surtout la classe moyenne – particulièrement dynamique et productive traditionnellement – qui en ressent le plus durement les effets.
Ishac Diwan est un expert économique. Ancien de la Banque mondiale, spécialiste du Moyen-Orient, il enseigne actuellement l’économie politique à l’École normale supérieure (Paris).
Crise financière désastreuse
Dans une interview à Arab News en français, il dresse un état des lieux de la situation financière désastreuse du Liban, et affirme qu’un accord avec le Fonds monétaire international (FMI) est plus facile aujourd’hui qu’il y a quelques mois. L’appauvrissement de la population a en effet provoqué la baisse des importations, et de ce fait les besoins en liquidité sont moindres. En outre, l’économiste explique le blocage de l’audit de la banque du Liban (la banque centrale du pays) et l’absence de réglementation sur le contrôle des capitaux par l’implication de l’ensemble de la classe politique libanaise dans les ingénieries financières qui ont été réalisées.
Décrivant la crise financière qui ronge son pays, Diwan affirme que, si le Liban connaît aujourd’hui une pénurie de dollars, c’est en raison d’une crise de la balance des paiements. Dans le passé, les dollars venaient renflouer le capital des banques libanaises et cette devise servait à importer les biens de consommation.
Le flot s’est arrêté, selon l’économiste, en raison d’une défiance générale de la population libanaise – notamment la diaspora - vis-à-vis de la solvabilité de son pays et de son système bancaire. Les banques libanaises ont placé leur argent en finançant une dette souveraine que l’État n’est pas en mesure de rembourser. C’est la raison pour laquelle il n’y a aujourd’hui dans les organismes bancaires libanais ni liquidités ni dollars.
Amnistie financière ?
Selon Diwan, la grande question reste l’audit de la Banque du Liban car, dit-il, on peut se demander si, pour faire la paix économique, la classe politique libanaise ne chercherait pas une amnistie, comme à la fin de la guerre civile avec l’accord de Taëf. Il se peut que beaucoup de politiciens soient impliqués dans des affaires d’ingénierie financière avec le Liban et qu’ils en aient beaucoup profité. C’est peut-être pour cette raison, selon Diwan, que la situation reste totalement bloquée. Il n’y a toujours pas de loi sur le contrôle de capitaux : du jamais vu dans le monde en temps de crise.
La solution pour résoudre la crise actuelle est claire, selon Diwan : puisque les banques disposent d’un grand nombre de dépôts mais de trop peu d’actifs pour les équilibrer, il faut assainir leur bilan en divisant les pertes. Ces actifs bancaires sont constitués de prêts que l’État ne peut plus rembourser ; il faut donc réduire et la dette de l’État, et les sommes que les banques doivent à leurs actionnaires et à certains de leurs déposants. Cette stratégie s’appelle le haircut ou le bail in.
FMI et CEDRE, un lien intrinsèque
Mais il est aussi nécessaire, pour que l’économie fonctionne, qu’elle dispose de davantage de dollars. Le problème doit donc être résolu très rapidement pour rétablir la confiance et attirer de nouveau les fonds des Libanais à l’étranger. Mais distribuer de telles pertes prend du temps… Et celles-ci sont colossales : elles s’élèveraient, selon un rapport gouvernemental, à 90 milliards de dollars, soit trois fois le revenu du pays ! Diwan précise que ce chiffre, validé par le FMI, a été contesté par la Commission des finances du Parlement libanais, sous la pression des banques.
Dans un premier temps, explique Diwan, le gouvernement a émis en février dernier des propositions de réformes, puis a entamé des discussions avec le FMI. Les banques ont alors réagi, pensant qu’elles allaient devoir assumer de lourdes pertes. Elles ont proposé un autre plan avec des pertes estimées plus basses – de moitié – et ont recommandé qu’une partie de ces dettes soit épongée par des actifs de l’État plutôt que par les banques elles-mêmes. Autrement dit, l’État rembourserait une partie de ces prêts en vendant des compagnies nationales telles que les téléphones, le port, l’aéroport, le casino du Liban ou des terres maritimes.
Si les discussions avec le Fonds monétaire international aboutissaient, estime Diwan, des liquidités – plusieurs milliards de dollars que le FMI apporterait assez rapidement – réapparaîtraient rapidement sur le marché libanais. L’inflation serait alors stoppée, ainsi que la dévaluation de la livre libanaise.
En revanche, souligne-t-il, le FMI imposera des conditions très dures sur la réduction des déficits de l’État et sur la restructuration rapide des banques, refusée par les banquiers. Cela ne sera qu’à cette condition que le FMI injectera des dollars dans les réserves libanaises, ce qui permettra de surcroît l’ouverture des coffres des donateurs de CEDRE (Conférence économique pour le développement du Liban par les réformes et avec les entreprises), qui pourront ainsi venir en aide au Liban.
En revanche, indique Diwan, si les négociations avec le FMI n’aboutissaient pas, deux hypothèses se dessineraient : soit accepter des pertes très fortes pour rétablir la confiance, dans le but de faire revenir l’argent des Libanais, ce qui apparaît bien peu plausible aujourd’hui ; soit poursuivre la politique actuelle qui consiste à prélever directement l’argent des déposants des banques en leur proposant de retirer des livres libanaises de leurs comptes-dépôts en dollars à un taux extrêmement désavantageux.
Un haircut des petits déposants
Plus concrètement, il est permis au déposant d’un compte en dollars de retirer jusqu’à 2 000 $ par mois au taux de 3 800 LBP (livre libanaise), alors que le taux du marché est de plus de 9 000 livres libanaises pour un dollar. On ne distribue donc les pertes qu’entre les gens qui ont besoin de retirer de l’argent, ceux qui ne pourraient pas survivre s’ils n’en retiraient pas, et qui sont obligés de le faire en dépit de la décote. Les plus riches souffriront moins dans la mesure où ils peuvent vivre autrement, bénéficiant de fonds qu’ils possèdent à l’étranger, pouvant ainsi garder leur argent dans leurs banques en attendant que le problème soit résolu grâce aux sacrifices de la classe moyenne.
Ce qui se passe depuis quelques mois, c’est un haircut des petits déposants. Cela peut continuer, mais au détriment des petits déposants, explique Diwan, et le Liban restera dans une situation dans laquelle l’économie se porte très mal, sans crédits, sans accès aux dollars pendant plusieurs années : deux, trois, voire quatre ans. C’est malheureusement le scénario qui est privilégié pour le moment.
« Il faut que les déficits cessent »
La source du problème, précise Diwan, c’est que l’État libanais accumule de lourds déficits, creusant la dette avec le temps. On ne peut résoudre ce problème sans boucher ce trou, il faut que ces déficits cessent. Les conditions du Fonds monétaire international sont claires et passent justement par l’arrêt de ces déficits ; cela suppose une meilleure collecte des impôts, une lutte efficace contre la corruption, de la transparence dans les contrats publics. Ces sujets peuvent bien sûr concerner de près le Hezbollah, qui contrôle les frontières et le port de Beyrouth, mais aussi tous les partis libanais traditionnels qui ont utilisé les fonds de l’État de manière inépuisable à des fins de clientélisme et de patronage.
M. Diwan considère dans le même temps que la classe politique n’a plus vraiment le choix : elle ne peut vivre d’une économie rentière comme autrefois, puisqu’il n’y a plus d’argent qui rentre dans le pays. Selon l’économiste, le programme du FMI s’imposera tôt ou tard.
L’économiste pense par ailleurs que la négociation avec le FMI sera plus facile aujourd’hui qu’il y a quelques mois, car une partie du problème a été résolue avec l’appauvrissement de la population. Celle-ci n’a donc plus de motifs pour s’opposer a un quelconque plan d’austérité qui aurait été proposé par le FMI. Le Liban importe de fait beaucoup moins, le déficit de la balance extérieure a beaucoup baissé ; il est donc possible de rétablir l’économie avec l’injection de 4 ou 5 milliards de dollars, quand plus de 10 milliards auraient été nécessaires il y a quelques mois, à des conditions plus difficiles. Le tout reste de savoir si la classe politique va accepter les conditions posées par le FMI ou si, pour tenter de continuer de se nourrir de système, celle-ci va opter pour une attitude de plus en plus suicidaire sur le long terme.