Près de chaque semaine, de nouvelles annonces de sanctions émanent des capitales occidentales. Il s’agit de l’outil de coercition diplomatique préférentiel, notamment du gouvernement américain, suivi par la plupart de ses alliés, y compris l’Union européenne (UE). Le secteur des sanctions a développé une gamme très sophistiquée et complexe de mécanismes pour lutter contre les entités et les personnes sanctionnées, qui déploient en retour un mélange tout aussi créatif d’initiatives frauduleuses pour contourner ces mesures punitives.
L’ampleur de cette situation peut être constatée au niveau des sanctions américaines et européennes imposées à la Russie. Plus de mille entreprises et particuliers russes ont été sanctionnés par les États-Unis, l’UE, le Royaume-Uni et d’autres pays. Mais les sanctions fonctionnent-elles vraiment? Les entités sanctionnées modifient-elles leur comportement et, si oui, est-ce dans le sens souhaité? Existe-t-il des évaluations d’impact appropriées, y compris au niveau humanitaire? Les sanctions seraient-elles devenues un outil paresseux de la diplomatie internationale, un exercice gratuit de cases à cocher pour montrer qu’un gouvernement désapprouve les actions de tel État ou de telle autre personne?
L’usage des sanctions n’a rien de nouveau. Dans leur forme la plus grossière, la guerre économique a été menée au moyen de sièges et de blocus. L’Église catholique a brandi pendant des siècles la menace de l’excommunication, l’équivalent médiéval du fait d’être banni de tous les réseaux sociaux. Une étude allemande de 2021 a déterminé que, depuis la Seconde Guerre mondiale, plus de mille quatre cents pays ont été touchés ou menacés par des sanctions. La plupart de ces régimes de sanctions ont donné des résultats mitigés, à l’exception notable des celles ayant visé le régime d’apartheid sud-africain, qui ont été largement considérées comme un succès.
«L’entité sanctionnée doit savoir pourquoi elle est sanctionnée et ce qu’elle doit faire pour que les sanctions soient levées.»
Chris Doyle
Les sanctions les plus dévastatrices imposées par l’ONU n’ont été possibles qu’après la chute de l’Union soviétique, lorsque les États-Unis sont devenus l’unique super puissance du monde. Les sanctions imposées à l’Irak de 1990 à 2003 ont été les plus sévères jamais imposées à un État-nation. Elles ont détruit l’ADN même de la société irakienne. D’autres régimes de sanctions contre l’Iran et la Libye ont eu des conséquences contestables. Quarante années de sanctions américaines n’ont guère fait bouger le régime de Téhéran. L’Iran a-t-il rejoint l’accord nucléaire de 2015 en raison de son désir de les alléger C’est discutable. Qu’ont apporté soixante ans d’embargo américain sur Cuba? L’économie cubaine s’est effondrée et la pauvreté s’est propagée, mais aucun changement de régime n’a été constaté. La Corée du Nord a subi de lourdes sanctions sans aucune incidence politique.
Malheureusement, les leçons tirées des sanctions irakiennes n’ont jamais été retenues. De nombreuses évaluations ont été réalisées et des recommandations formulées, mais peu ont été suivies dans les régimes de sanctions ultérieurs.
L’objectif des sanctions doit être parfaitement clair. L’entité sanctionnée doit savoir pourquoi elle est sanctionnée et ce qu’elle doit faire pour que les sanctions soient levées. De nombreux États et dirigeants sanctionnés se rendent vite compte que les autorités qui les punissent n’ont pas l’intention d’assouplir – et encore moins de lever – leurs sanctions. C’était certainement le cas de Saddam Hussein et, sans doute, celui de Bachar al-Assad. Qui sait exactement ce que le gouvernement syrien devrait faire pour obtenir la levée des sanctions américaines et européennes?
Rien de tout cela ne veut dire que ces régimes ne méritent pas d’être isolés. Les crimes commis en Irak et en Syrie sont bien documentés.
La vraie question se pose lorsqu’on s’attarde sur les répercussions de ces sanctions sur les civils: où sont les évaluations appropriées? Les régimes s’adaptent et développent de nouvelles sources de revenus d’une manière que les personnes qui n’appartiennent pas à l’élite ne peuvent pas faire. À quel moment les sanctions commencent-elles à servir les intérêts du régime et deviennent-elles un outil pour accroître la répression contre sa population? Dans l’Irak sous sanctions, le régime de Saddam a utilisé les cartes de rationnement comme mécanisme de contrôle supplémentaire. Si les Irakiens ne se comportent pas correctement, leurs cartes de rationnement sont confisquées et ils perdent une aide alimentaire vitale. Aujourd’hui, la population syrienne est fortement dépendante de l’aide internationale. En effet, la majorité de cette dernière transite par l’ONU via Damas. Le régime syrien veille à ce que l’ONU utilise le taux de change officiel, ce qui en fait l’une de ses sources de devises fortes les plus lucratives.
Les sanctions intelligentes ou ciblées sont censées être le remède. Elles ont plus de sens dans la mesure où elles identifient les responsables de crimes particuliers et les pénalisent. De nombreux responsables syriens ne peuvent pas se rendre en Europe ou aux États-Unis. Beaucoup de leurs homologues russes n’ont plus la possibilité de passer leurs vacances dans certaines de leurs destinations chaudes préférées. Les services bancaires leur sont refusés. Il convient de présenter des arguments très solides en faveur du maintien de cette forme de sanction. Mais il y a une mise en garde. Est-ce que cela fonctionne? Une fois sanctionnées, les personnes ciblées peuvent estimer qu’il n’y a aucun moyen de faire lever les sanctions et s’adapter en conséquence.
Les conséquences involontaires des sanctions sont innombrables. Les sanctions peuvent pousser les pays dans les bras d’autres puissances. La Syrie s’est rapprochée de l’Iran et de la Russie. Les prêteurs chinois ont accordé des milliards de dollars aux banques russes après les sanctions occidentales. La Russie tente également d’adopter le renminbi comme monnaie de réserve, loin de toute dépendance vis-à-vis du dollar ou de l’euro. À mesure que la puissance économique américaine est en déclin et que d’autres comme la Chine et l’Inde montent en puissance, la menace posée par les embargos américains diminue sans doute.
«Traditionnellement, les régimes sanctionnés ont donné naissance à des réseaux de contrebande lucratifs et à des économies de guerre.»
Chris Doyle
La créativité avec laquelle les entités ciblées contournent les régimes de sanctions est très avancée. Traditionnellement, les régimes sanctionnés ont donné naissance à des réseaux de contrebande lucratifs et à des économies de guerre. Le régime syrien a tiré profit de la production de faux documents.
Surtout, les sanctions contre la Syrie ont obligé le pays à investir dans une activité économique moins constructive. La Syrie est devenue la capitale mondiale du Captagon, un narco-État qui vend cette amphétamine hautement addictive en contrepartie de milliards de dollars. Cela a particulièrement touché l’Arabie saoudite et ses voisins du Golfe. Même si les autorités syriennes se sont engagées à mettre un terme à ce commerce dangereux, on ne sait toujours pas dans quelle mesure elles le feront, compte tenu de l’implication des principaux piliers du régime.
Le débat fait rage sur les sanctions contre la Russie. Tout le monde réfléchit à leur incidence. Ont-elles une influence sur les décisions des dirigeants russes? Qui d’autre pourrait être ciblé? On pourrait en dire davantage quant aux répercussions sur les civils russes qui n’ont aucun lien avec la guerre.
Où en est le débat sur les sanctions contre la Syrie? Il y a peu de débats sur cet État en dehors du Moyen-Orient. Les autorités européennes et américaines ne devraient-elles pas s’inquiéter des répercussions destructrices de leurs efforts? Ces sanctions nuisent-elles à ceux qu’elles tiennent pour responsables des crimes contre l’humanité en Syrie ou au peuple?
Les preuves qui démontrent que les sanctions touchent le régime sont limitées. Les comptes Instagram des amis du régime suggèrent que leur style de vie est toujours très luxueux. Pourtant, si l’on parle à n’importe quel civil syrien qui ne fait pas partie de cet échelon privilégié, l’histoire est celle d’un désespoir généralisé et d’un effondrement économique.
Les recherches en la matière montrent que les sanctions généralisées frappent particulièrement les plus vulnérables. Cela a été le cas en Irak et en Syrie. Les puissances qui imposent des sanctions doivent évaluer leur incidence humanitaire et s’adapter plus rapidement pour limiter toute répercussion négative sur les civils. Au bout du compte, l’attention devrait rester strictement axée sur ceux qui commettent les crimes, et non sur leurs principales victimes. Les sanctions restent un outil largement brutal et rarement intelligent.
Chris Doyle est directeur du Council for Arab-British Understanding, basé à Londres. Il a travaillé auprès de ce conseil depuis 1993 après avoir obtenu un diplôme spécialisé en études arabes et islamiques avec distinction honorifique à l’université d’Exeter. Il a accompagné et organisé les visites de nombreuses délégations parlementaires britanniques dans les pays arabes. Twitter: @Doylech
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com