SIDI BOUZID: «Travail! Dignité!»: dix ans après la révolution tunisienne, les mêmes slogans résonnent à Sidi Bouzid, où des centaines de personnes expriment avec colère leur déception que la démocratie n'ait pas entraîné d'amélioration dans leur quotidien.
C'est dans cette ville marginalisée du centre du pays que Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant, s'est immolé par le feu le 17 décembre 2010, déclenchant un soulèvement qui a mis fin à des décennies de dictature.
Dans le berceau du soulèvement, pas de visite politique, mais une manifestation contre «dix ans de néant» et quelques concerts sans enthousiasme.
Un petit festival a été organisé, sous le thème «10 ans, l'attente est longue», avec lever de drapeau militaire et concert de rap.
«Dix ans sont passés et notre région est toujours pauvre et marginalisée!» lance Néjib Kouka, qui en dirige l'organisation.
Pourtant, les commerces de la ville se sont développés et l'infrastructure s'est nettement améliorée ces dernières années.
«Mais le citoyen n'en peut plus», souligne Abedelhalim Hamdi, 46 ans, titulaire d'une maîtrise d'histoire et au chômage depuis 20 ans.
Avant «il avait un dinar qui ne lui permettait pas de nourrir sa famille, et aujourd'hui il a 10 dinars qui, vu l'inflation, ne suffisent à rien», explique-t-il.
Membre du mouvement des travailleurs-chômeurs, il travaille ponctuellement, sans contrat ni protection sociale, dans les champs ou le bâtiment.
Montrant ses mains durcies par le travail manuel, il explique ses longues années de chômage par «des lobbies de corruption qui sont toujours là et qui imposent des recrutements basés sur le népotisme, le copinage et les intérêts privés».
«Le travail est un droit, bande de voleurs!», ont notamment scandé des manifestants devant la sculpture de la charrette de Mohamed Bouazizi, qui trône toujours dans le centre-ville mais n'incarne plus un avenir meilleur.
Des manifestants ont brandi un cercueil sur lequel on pouvait lire : «chômeur âgé de plus de 45 ans sans sécurité sociale».
- «Pain, liberté, dignité» -
La «liberté» réclamée en 2011 s'est concrétisée par des élections équitables, une Constitution posant les bases d'une démocratie, et d'importantes avancées sur les libertés individuelles.
Mais les autres revendications, «pain, travail et dignité nationale», sont largement restées lettre morte.
«Les gens vont de pire en pire après 10 ans réduits néant», crie un avocat, Farouk Jaziri, juché sur la charrette drapé des drapeaux tunisien et palestinien.
Il s'emporte contre l'absence du président Kais Saied et appelle à «continuer la révolution jusqu'à la concrétisation de ses objectifs».
«Mais on s'en fout de sa visite ici! Qu'est-ce qu'il va apporter à la ville par sa présence?», réagi un manifestant trentenaire.
M. Saied, un universitaire sans parti, avait pourtant été largement élu en octobre 2019 en reprenant le slogan de la révolution «le peuple veut», sur fond de rejet de la classe politique au pouvoir depuis 2011.
Alors que beaucoup s'attendaient à ce qu'il fasse le déplacement, il a finalement annoncé dimanche qu'il ne viendrait pas, officiellement en raison d'«engagements urgents».
En janvier, il s'était dit prêt à présenter «sans tarder» des excuses au nom de l'Etat aux victimes de violations des droits de l'Homme commises durant les dictatures, une étape dans le travail de réconciliation. Il avait même annoncé que le 17 décembre serait un jour férié, mais cela ne s'est pas concrétisé.
«Notre ville a permis (...) aux responsables de l'Etat d'avoir leurs postes, en revanche ils n'ont rien fait pour améliorer la situation des gens», déplore Tarek Bouzayan, chômeur de 29 ans.
Pour lui, les commémorations « sont sans sel depuis quelques années, elles ont un goût fade et répugnant».
À quelques mètres de la manifestation, la ville mène son rythme habituel, commerces ouverts et cafés bondés. De nombreux habitants expriment à l'AFP leur «total» désintérêt.
«On va s'amuser tout à l'heure en brûlant quelques pneus et terminer le festival en beauté», lance, goguenard, un jeune homme à ses camarades.