MONTRÉAL: Les jeunes Tunisiens doivent continuer « à manifester » pour une vie décente : pour la sœur du vendeur ambulant tunisien Mohamed Bouazizi, dont l'immolation il y a dix ans a donné le coup d'envoi du Printemps arabe, la révolution n'est pas finie.
Leïla Bouazizi, 34 ans est originaire de cette famille modeste de Sidi Bouzid, chef lieu d'une région défavorisée du centre-ouest de la Tunisie devenue le foyer de la Révolution du jasmin.
Lorsqu'elle repense à l'acte de son frère aîné, elle est catégorique : malgré la démocratisation en marche, la révolution n'a pas permis de répondre aux problèmes principalement « économiques » qui l'ont poussé à bout. « Très déçue », elle « espère que ça va changer ».
Comme de nombreux jeunes sans emploi, Mohamed Bouazizi, alors 26 ans, faisait vivre les siens grâce à un petit commerce informel en vendant fruits et légumes.
Le 17 décembre 2010, il s'est immolé par le feu après que la police a de nouveau saisi sa marchandise et la charrette qui lui servait d'étal.
Quand il est allé plaider sa cause auprès des autorités locales « il n'a pas eu de réponse ». Mohamed était « vraiment très énervé », se souvient Leila, « c'est pour ça qu'il a pris l'essence ». Il succombera à ses blessures début janvier 2011.
« C'est une accumulation de choses qui l'a fait exploser. »
Menaces et harcèlement
Ce geste de désespoir a déclenché des manifestations à Sidi Bouzid, qui se sont étendues à tout le pays, appuyées par la force de mobilisation du syndicat UGTT et la caisse de résonance des réseaux sociaux.
A l'issue d'un mois de soulèvement populaire sans précédent, le président Zine El Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 23 ans, a pris la fuite le 14 janvier 2011.
« Après l'immolation de mon frère, tout le monde (...) a manifesté contre le système », se souvient Leïla, soulignant que Mohamed avait vécu et dénoncé « la même situation » que beaucoup de jeunes.
« Ce n'est pas seulement mon frère, il y a beaucoup de gens qui ont perdu la vie » en réclamant une amélioration.
Après la mort de Mohamed, la famille Bouazizi a été la cible de harcèlement et « beaucoup de menaces », y compris de mort, sur les réseaux sociaux ou dans la rue de la part d'opposants à la révolution.
Jalousés, ils ont aussi été accusés d'avoir profité de la mort du jeune homme pour s'enrichir. « C'était dangereux », dit-elle, et sa mère, ses frères et sœurs l'ont rejointe au Québec, où ils sont « bien intégrés ». Désormais machiniste dans l'aéronautique à Montréal, Leïla continue depuis son exil de suivre les transformations en Tunisie.
« Pire maintenant »
Dix ans après, il y a eu des avancées, reconnaît-elle : le pays a adopté une nouvelle Constitution et organisé des élections démocratiques.
« On peut parler, on peut manifester (...) Avant, on n'avait pas le droit de juger, de parler ». « Le vote c'est très important. »
Mais le bal des gouvernements successifs n'a pas arrangé pas la situation économique, toujours difficile particulièrement pour les jeunes, souligne-t-elle.
« A chaque fois, on vote, ils disent ‘on va changer’, (...) mais dès qu'ils prennent le pouvoir, rien ne change. »
Elle déplore le manque de mesures concrètes par exemple pour réformer un système de santé défaillant ou pour canaliser les eaux de pluies qui font des morts chaque année.
Le taux de chômage des jeunes dans les régions marginalisées reste deux à trois fois supérieur aux 16% de moyenne nationale.
« La situation est peut-être pire maintenant », juge Leïla, citant l'augmentation du coût de la vie qui rogne des salaires dérisoires.
Des dizaines de jeunes continuent à s'immoler chaque année en Tunisie dans l'indifférence, tandis que d'autres risquent leur vie pour rallier l'Europe clandestinement.
En Tunisie, « quand quelqu'un finit les études, il ne trouve rien. (...) Même avec un salaire moyen, ils ne peuvent pas vivre comme il faut ».
Mais Leïla garde espoir car de nombreux Tunisiens « n'arrêtent pas de manifester, de parler ». Selon elle, l'acte de son frère leur « donne beaucoup de force » pour « changer le système ».
« Ça prendra peut-être plus de dix ans : il faut que les jeunes continuent à manifester, à parler, pour obtenir leurs droits. »