BEYROUTH: Trois ans après l'explosion meurtrière au port de Beyrouth, Dany Salameh ne peut toujours pas se déplacer sans déambulateur, faute de pouvoir payer ses soins. Comme beaucoup d'autres victimes, cet homme de 39 ans se sent abandonné par l'Etat libanais.
"Après le 4 août, l'Etat nous a oubliés", déplore cet ancien ingénieur du son, en caressant son chien dans son appartement situé près du port. "J'ai perdu ma voiture, ma maison, mon emploi, ma mobilité... Pourtant, personne ne s'est occupé de nous".
Dany Salameh se trouvait chez lui quand le drame s'est produit le 4 août 2020, et a été projeté par le souffle de l'explosion d'un bout de la terrasse à l'autre.
La déflagration, l'une des plus grandes explosions non nucléaires de l'histoire, a dévasté une grande partie du port de Beyrouth et des quartiers environnants, tuant plus de 220 personnes et en blessant plus de 6 500.
Elle est intervenue alors que l'économie libanaise avait commencé à s'effondrer à la fin de l'année 2019.
Les survivants reprochent à l'Etat libanais, en faillite, de ne leur avoir fourni aucun soutien médical ou financier, et d'avoir bloqué l'enquête sur l'origine du drame.
Le choc de l'explosion du 4 août 2020 a aggravé la maladie de Dany Salameh, atteint d'une sclérose en plaques, limitant davantage ses déplacements.
Son traitement mensuel coûte 140 dollars et l'injection biannuelle qu'on lui a prescrite atteint les 1 000 dollars. A cela, s'ajoute une opération des voies urinaires qui coûte 10 000 dollars, qu'il ne peut pas se permettre non plus.
Comme il ne prend plus ses cachets depuis plusieurs mois, il a fini par tomber et se blesser à la tête, raconte-t-il, le crâne entouré de bandages.
«Leur pays les a tués»
Amanda Cherri, une ancienne maquilleuse pour célébrités, a dû elle aussi abandonner sa carrière à cause de ses blessures et de douleurs constantes.
"Ma vie s'est terminée ici, quelqu'un a volé ma vie en cinq minutes et je ne sais pas qui c'est", dit cette brune de 40 ans sur le toit de l'immeuble où elle travaillait, surplombant le port.
Lors de l'explosion, deux immenses miroirs se sont effondrés sur elle, et les éclats de deux énormes vases lui ont transpercé le visage et le corps.
Sa main gauche est paralysée et elle ne voit plus que de l'œil gauche.
Sylvana Lakkis, qui dirige l'Union des handicapés du Liban, estime que 800 à 1 000 personnes ont eu des séquelles temporaires ou permanentes après l'explosion, en l'absence de tout recensement des autorités.
"Les personnes devenues handicapées ont droit à un soutien tout au long de leur vie", déclare Mme Lakkis. "Aujourd'hui encore, beaucoup ont besoin d'un traitement qu'elles ne peuvent pas s'offrir".
Au moins quatre survivants devenus handicapés après l'explosion sont décédés au cours de l'année écoulée parce qu'ils n'avaient pas les moyens de se faire soigner ou parce qu'ils avaient reçu des soins inadéquats, selon elle.
"L'explosion ne les a pas tués, c'est leur pays qui les a tués", assure-t-elle.
Plus d'espoir
Depuis l'explosion, Mikhail Younan boîte. Ce père d'un enfant a besoin d'une prothèse de genou coûteuse pour marcher normalement, mais il n'a même pas les moyens de consulter un médecin.
"Si l'Etat libanais m'avait aidé, j'aurais pu avoir une vie à peu près normale", regrette ce livreur de gaz de 52 ans.
"J'ai perdu beaucoup de clients, surtout qu'avec les coupures de courant, je n'arrive plus à monter les escaliers" chargé de lourdes bouteilles de gaz.
Il ne vit plus sans analgésiques et anti-inflammatoires, qui lui provoquent des problèmes rénaux. "La douleur est devenue un compagnon au quotidien", soupire-t-il.
Selon les autorités, l'énorme explosion a été provoquée par une immense quantité de nitrate d'ammonium entreposée sans précautions pendant des années au port.
Les autorités libanaises ont refusé une enquête internationale et sont accusées d'avoir entravé l'enquête locale.
Le juge indépendant Tarek Bitar a été contraint de suspendre une première fois son enquête pendant 13 mois, en raison d'une quarantaine de poursuites à son encontre de la part de responsables politiques et d'intenses pressions.
En janvier dernier, il a repris son travail, mais a été poursuivi pour insubordination par le procureur général après avoir inculpé plusieurs personnalités de haut rang, une première dans l'histoire du Liban.
"Je n'ai plus d'espoir", confie Mikhail Younan. "A chaque fois que la justice fonctionne, quelqu'un lui met des bâtons dans les roues".