Abdelkhaleq Abdallah, universitaire émirati de renom, a écrit la semaine dernière un article dans lequel il décrit la région comme passant du «mauvais C» de la confrontation au «bon C» de la coopération. Toutefois, malgré son optimisme, il reconnaît que le contexte actuel de rapprochement est fragile et ne peut pas encore être qualifié de paix. Il a également déclaré que cette paix vulnérable pourrait facilement être compromise par trois facteurs potentiels de perturbation: Israël, les forces radicales en Iran et un éventuel retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en 2024.
Donald Trump ne souhaite pas un rapprochement entre les deux rives du Golfe. Il cherchera une alliance Golfe-Israël contre l'Iran. Il pèsera de tout son poids pour pousser tous les États arabes du Golfe à normaliser leurs relations avec Israël. Il incitera les pays arabes à une normalisation inconditionnelle. Cela ne manquera pas de mettre l'Iran sur la sellette et d'accroître les tensions, réduisant ainsi à néant les quelques timides avancées vers la paix.
Quant aux forces radicales en Iran, c’est-à-dire le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), une question s’impose: quelle serait leur valeur si l'Iran devait renouer avec l'Arabie saoudite? Lorsque l'Iran ne considérera plus ses milices ou ses cellules dormantes comme utiles, quel sera le rôle du CGRI, qui est implicitement chargé d'exporter la révolution? Il faut se souvenir que, après que le ministre des Affaires étrangères de l'époque, Djavad Zarif, a serré la main du secrétaire d'État américain John Kerry pour sceller l'accord sur le nucléaire, en 2015, le CGRI a capturé un navire de la marine américaine qui avait dérivé dans les eaux iraniennes. Les Iraniens ont filmé les soldats américains humiliés, à genoux et les mains derrière la tête. L'objectif n'était pas de ridiculiser les États-Unis, mais Zarif. Il s’agissait de le mettre dans l'embarras devant son interlocuteur américain. Le message qu’on lui adressait était clair: «Nous sommes là et nous décidons.»
De même, le rapprochement entre les deux rives du Golfe est un souci pour Israël, qui a pu prospérer en jouant sur les différences régionales. Au départ, Tel-Aviv était l'allié du chah laïc contre des dirigeants panarabes et panislamiques comme Gamal Abdel Nasser, en Égypte, et le roi Faisal d'Arabie saoudite. Ces deux dirigeants défendaient la cause palestinienne et les droits du peuple palestinien. Cependant, lorsque le régime a changé en Iran, en 1979, et est devenu farouchement anti-israélien, il s'est tourné vers la Turquie.
Le régime kémaliste laïc, qui traitait les Arabes avec condescendance et cherchait à se désengager de l'Orient islamique, convenait parfaitement à un allié israélien. La situation a de nouveau changé avec la montée en puissance de l'AKP, en particulier avec l'arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier a envoyé la «flottille de la liberté» en 2010 et a défié le siège israélien sur Gaza. Plus récemment, Israël a pu jouer sur l'insécurité du Golfe arabe à l'égard de l'Iran et de la Turquie pour se lier d'amitié avec eux. Les accords d’Abraham en sont le résultat. Israël était considéré comme un contrepoids à la Turquie et à l'Iran.
Maintenant que l'Iran, l'Arabie saoudite et la Turquie – les trois poids lourds de la région – s'unissent, qui sera l'ami d'Israël?
Identifiés à juste titre par Abdallah, ces trois fauteurs de troubles potentiels ont tout intérêt à briser le fragile rapprochement dont la région est témoin.
Nous devons également noter que ce rapprochement ne signifie pas que ces rivaux se font confiance. La méfiance est encore grande. Le rapprochement est fragile, car il a été dicté par les intérêts du moment. Les rivaux ont chacun atteint leur limite et ils ont compris qu'ils devaient s'accepter mutuellement parce que les guerres par procuration dans lesquelles ils sont engagés sont stériles. Toutefois, cela ne signifie pas qu'ils se font confiance ni que si un État ressent une menace pour sa sécurité, son attitude ne changera pas radicalement du jour au lendemain. Les trouble-fêtes le savent très bien et préparent probablement des surprises désagréables.
Nous devons nous rappeler que ce rapprochement ne signifie pas que ces rivaux se font confiance. La méfiance est encore grande.
Dania Koleilat Khatib
La question que nous devrions nous poser est la suivante: que devraient faire l'Arabie saoudite, la Turquie et l'Iran pour se protéger de toute mauvaise surprise?
Tout d'abord, il est difficile de s'appuyer sur les accords actuels. La région ne dispose pas d'un cadre pour réglementer les relations entre les membres, comme c'est le cas dans l'Union européenne (UE). Elle ne dispose pas non plus de garant de la sécurité – rôle qu’ont pu jouer les États-Unis en Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale. À l'époque, Washington avait des bases militaires disséminées dans toute l'Europe. À ce titre, on peut penser à la Chine, qui a des intérêts économiques avec l'Arabie saoudite, l'Iran et même la Turquie. Toutefois, elle n'a pas la puissance militaire ou la présence des États-Unis dans l'Europe post-1945.
C'est donc aux pays de la région et à leurs dirigeants qu'il incombe de consolider la paix. Là encore, on pourrait évoquer les investissements et le pouvoir de l'argent. Aujourd'hui, la Turquie est l'un des principaux bénéficiaires de l'argent du Golfe. Toutefois, il est clair que la sécurité l'emporte sur les avantages économiques. Le premier et le principal objectif de chaque État est d'exister. Cela signifie que la sécurité prime. Les accords commerciaux représentent une cerise sur le gâteau, mais ils ne peuvent pas constituer le fondement des relations. Le socle des relations entre les États est la sécurité.
Les accords doivent être institutionnalisés. Les pays devraient mettre en place un comité permanent qui se réunirait régulièrement et réglerait toutes les questions de sécurité.
Cette modalité fonctionne. L'Iran et Oman entretiennent de bonnes relations, qui fonctionnent bien, malgré le fait qu'ils soient géographiquement «trop proches» et qu’ils partagent le détroit d'Ormuz. Toutefois, les deux pays se rencontrent régulièrement pour discuter des problèmes de sécurité qui se posent. C'est ainsi que la confiance peut se construire.
Pour qu'un tel dialogue soit efficace, les règles du jeu doivent être définies dès le départ. Les pays doivent se mettre d'accord sur ces règles et s'engager à les respecter. Ainsi, la relation et le dialogue qui les unit seront régis par ces règles. Ce n'est pas facile, mais c'est nécessaire pour pérenniser le fragile rapprochement et le transformer en une paix durable.
Abdallah a fait remarquer que la région pouvait facilement dériver de la coopération vers le «mauvais C» du chaos. Il est donc nécessaire que les dirigeants et la population prennent conscience des défis qui les attendent. Un changement de mentalité est également nécessaire. Afin de maintenir le «bon C», ces États doivent s'éloigner d'une mentalité à somme nulle dans laquelle ils considèrent que tout gain de l'autre est une perte pour eux-mêmes. Ils doivent accepter l'influence de l'autre. Aucun de ces États ne renoncera totalement à son rôle dans la région et n'adoptera de politique isolationniste. Cependant, la solution consiste à coordonner les différentes politiques afin de parvenir à une sorte d'arrangement qui encouragera la stabilité dans la région.
Le rapprochement est confronté à de sérieux défis, mais la région dispose d’une réelle chance de parvenir à une paix durable. Abdallah craint que le «C» de la coopération ne se transforme en «C» de la confrontation et du chaos. J'espère que le «C» de la consolidation du rapprochement s'opposera au «C» du caquetage. Il y a toujours un risque que ces accords ne soient que des paroles en l'air qui n'aboutissent à rien de tangible à long terme.
Dania Koleilat Khatib est une spécialiste des relations américano-arabes et plus particulièrement du lobbying. Elle est présidente du Centre de recherche pour la coopération et la construction de la paix, une organisation non gouvernementale libanaise axée sur la voie II.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.