DUBAÏ: La semaine prochaine, le réalisateur Sameh Alaa présentera son premier long métrage au jury du Festival international du film du Caire. Qu’il gagne ou non, il a d’ores et déjà marqué l'histoire du cinéma égyptien.
À la fin du mois d'octobre, Sameh Alaa devient le premier cinéaste égyptien à remporter une Palme d'or à Cannes. Il passe ainsi des tréfonds du cinéma arabe à la lumière des projecteurs internationaux.
Et pourtant, on sait très peu de choses sur lui. Seuls quelques festivaliers ont vu ses films. Alaa est un homme discret, il est d’ailleurs difficile de découvrir son court métrage primé, I Am Afraid to Forget Your Face («J’ai peur d’oublier ton visage»). Et pourtant, il a bel et bien remporté avec cette œuvre l'un des prix les plus prestigieux du cinéma mondial.
«J'étais heureux d'être nominé», avoue Alaa lors d'un appel téléphonique de Bruxelles. Je me suis dit: «Je suis content d'être ici, c'est bien même si je ne gagne pas. Toutefois, cette victoire fut très importante et il m'est difficile de la traduire en mots. C'est comme si j'avais eu un bébé… J'ai toujours eu du mal à imaginer que j'aurais un enfant, même s’il est facile de supposer que d'autres personnes peuvent éprouver ce sentiment. Une fois que vous avez un enfant, vous ne pensez plus de la même façon. Vous changez de perspective. Mais cela ne veut pas dire que vous ne rêvez plus de faire de nouveaux films.»
I Am Afraid to Forget Your Face retrace l'histoire d'Adam (interprété par Seif Hemeda), un jeune homme qui tente de renouer avec sa petite amie, dont il s’est séparé quatre-vingt-deux jours plus tôt. Tourné en format 4/3 et caractérisé par des dialogues sobres et simples, ce court métrage de quinze minutes est projeté pour la première fois au Festival international du film de San Sebastian au mois de septembre dernier. Il a déjà remporté, outre la Palme d'or du court métrage, des prix aux festivals de Moscou et d'El Gouna.
«Je suis toujours envahi par un sentiment de peur, la peur d'oublier les gens. Oublier à quoi ils ressemblent. J'ai vécu cette expérience avec beaucoup de gens qui sont décédés; quand je pense soudain à eux au bout de dix ou quinze ans, la seule image qui me vient à l'esprit est une photo que j'ai prise d'eux. Le visage commence à s'estomper, en quelque sorte. C'est de là que vient le titre du film, même s’il est inspiré d'une histoire personnelle que j'ai vécue en 2017. Il m'a fallu trois ans pour concevoir le film. Nous avons changé de producteur, nous nous sommes battus, nous avons trouvé des investisseurs, mais nous sommes tous très heureux maintenant», explique-t-il.
Sameh Alaa, qui vit entre Bruxelles et Le Caire, a l’habitude d’innover. Son court métrage, Fifteen («Quinze»), qui date de 2017, a été le premier film égyptien à figurer parmi les courts métrages du Festival international du film de Toronto. Il révèle un style cinématographique axé sur l'improvisation. Cependant, le réalisateur se montre très exigeant dans la phase d’élaboration du film.
«Le moment que je préfère, c’est quand je me trouve sur le plateau de tournage. Je suis toujours très calme. Je prends beaucoup de temps pour me préparer, comme si j'étudiais pour un examen. Vous étudiez beaucoup et quand vous vous rendez à l'examen, tous vos amis ont peur mais vous, vous êtes détendu… J'étudie le film, j'étudie les éléments avec lesquels je vais travailler. Je maîtrise les emplacements, je sais quels angles je vais prendre. Alors, le plus dur, c'est la période qui précède le tournage. Trois ans de préparation, pour un tournage qui se termine en un jour et demi ou deux jours.»
La réalisation d’I Am Afraid to Forget Your Face ne s’est cependant pas déroulée sans difficultés. Quatre jours avant le tournage, Alaa perd son premier rôle masculin, qui démissionne soudainement.
«C'était dur. Comment peut-on imaginer un film quand on n'a pas d'acteur? J'ai donc été chanceux de trouver Seif. J'ai dû passer en revue cinq cents ou six cents photos, à la recherche d'hommes correspondant à l'âge du personnage. Et là, j'ai vu Seif. On m'a proposé de choisir deux ou trois autres acteurs pour être tranquille, mais j'ai refusé. Je l'ai rencontré, nous avons passé dix minutes à discuter et il était parfait pour le rôle. Je crois que le hasard a bien fait les choses dans la réalisation du film», admet le réalisateur.
Tout au long de sa carrière, Sameh Alaa tente de s'éloigner de toute forme de mimétisme artistique. Dans son cinéma, la dimension personnelle et méditative prime sur la vérité générale ou l’impertinence. Il utilise ainsi des plans longs et lents, introduit des sons extérieurs et adopte un style cinématographique qui confine à la mélancolie. Le résultat est une vision artistique qui privilégie l'observation, le rythme et l'expérimentation.
«Mes films sont uniquement inspirés d’expériences ou de sentiments personnels. À l'école de cinéma, j'étais comme tous les autres jeunes cinéastes qui ne possèdent pas leur voix propre. J'essayais de créer un langage cinématographique – un monde cinématographique – qui ressemblait aux grands maîtres que nous aimions. Et puis, petit à petit, tu commences à sentir que tu ne fais pas grand-chose. Tu réalises de petits projets pour satisfaire l’admirateur qui est en toi, mais tu ne t'exprimes pas vraiment. C'est pourquoi, petit à petit, j'ai commencé à écrire mes propres histoires», révèle-t-il.
«J'ai commencé avec Fifteen, et je me suis senti beaucoup plus fort en termes d'émotions et de connexion avec le film. Ce court métrage n'est peut-être pas aussi intéressant que les œuvres des maîtres, mais il est plus fidèle à ma personnalité – et il m’a rendu plus satisfait de mon travail. Le public le ressent aussi, parce que c'est une histoire que je suis seul à pouvoir raconter ou, du moins, parce que je suis la personne la mieux placée pour la raconter d’une façon particulière, puisque c'est une expérience que j'ai vécue.»
Ce lien avec l'expérience personnelle se retrouve dans son premier long métrage, I Can Hear Your Voice… Still («J'entends encore ta voix... quand même»), qui est en passe d'être créé. Dans cette histoire du passage à l'âge adulte figurera un rôle principal féminin, pour la première fois dans la filmographie de Sameh Alaa. L’œuvre subira son premier examen de financement lors de la Cairo Film Connection. «La version préliminaire est prête, mais il reste encore beaucoup de travail à faire. L'histoire va changer, encore et encore. Mais je reste chez moi en raison du confinement, c'est donc le moment idéal pour que j'écrive et que je prenne mon temps», confie le cinéaste.
«Je travaille en même temps sur un autre court métrage, d’un genre différent. Je souhaite essayer quelque chose de vraiment nouveau en utilisant la réalité virtuelle, et autres, parce que je veux expérimenter de nouvelles choses. Les courts métrages ont toujours été un espace d'expérimentation, c’est pourquoi je vais continuer à en réaliser. Certaines histoires ne correspondent qu'à ce format. Vous ne subissez pas la pression et les attentes du public. Vous pouvez faire ce que vous voulez en dix minutes.»
Les deux projets mettront du temps avant d'être finalisés, compte tenu des défis que représente la réalisation de films indépendants dans le monde arabe. Cependant, Alaa s’attache pour l’heure à achever son scénario de long métrage. Il attend également, patiemment, que l'industrie retrouve enfin un semblant de normalité.
«Vous savez, il faut être vraiment patient et croire en soi. Cela m'a pris plus de dix ans pour réfléchir, regarder des films et en être amoureux», déclare-t-il. «Ce milieu a pu occasionner des déceptions, mais un amour plus intense m'a permis de continuer. Les gens peuvent penser: “Ah, il a fait un film en douze minutes et il réussit.” Mais ça m'a pris douze ans de travail acharné, pas douze minutes. Douze ans passés à travailler sur moi-même en tant que personne. Et pourtant, je veux essayer de nouvelles choses, parce que j'aime raconter des histoires et j'aime le langage du cinéma.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.