Ne jamais oublier les coûts indirects de la guerre

Le projet Costs of War («coûts de la guerre») rappelle douloureusement qu'il est plus facile de s'engager dans une guerre que d'en sortir. (Photo AP)
Le projet Costs of War («coûts de la guerre») rappelle douloureusement qu'il est plus facile de s'engager dans une guerre que d'en sortir. (Photo AP)
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Publié le Mardi 23 mai 2023

Ne jamais oublier les coûts indirects de la guerre

Ne jamais oublier les coûts indirects de la guerre
  • Le projet Costs of War de l'université Brown vient de publier une étude détaillée sur les coûts indirects des guerres en Irak, en Syrie, en Afghanistan, au Pakistan et au Yémen
  • Les opérations menées après le 11-Septembre ont entraîné le déplacement de 38 millions de personnes, soit le plus grand nombre de déplacements forcés depuis la Seconde Guerre mondiale

Le cadre dans lequel s'est déroulée la réunion annuelle des dirigeants du Groupe des sept (G7) la semaine dernière était particulièrement frappant. Aucun lieu n'illustre mieux les dangers de la guerre qu'Hiroshima, où la bombe atomique a explosé pour la première fois. C'est là qu'en août 1945, une bombe américaine a tué des dizaines de milliers de personnes. Les hôtes japonais ont voulu rappeler au monde les horreurs de la guerre nucléaire, dans un contexte marqué par la crise russo-ukrainienne.
Aujourd'hui encore, le débat fait rage sur le nombre de victimes de la tempête de feu provoquée par Little Boy. Les estimations vont de 70 000 à 140 000. Le défi est d'autant plus grand que les Japonais ne sont pas sûrs du nombre d’habitants de la ville à l'époque. Le chiffre doit-il inclure uniquement les personnes tuées lors de l'explosion ou doit-il englober la première semaine, le premier mois ou la première année? Le chiffre doit-il inclure les personnes décédées à la suite de l’exposition prolongée aux radiations?
Des décennies plus tard, la question du nombre de morts dans les guerres fait toujours débat. Les guerres coûtent cher. Calculer ces coûts au XXIe siècle est une tâche difficile, voire herculéenne, mais particulièrement importante. Les décideurs ont besoin de connaître le coût réel. L'évaluation des coûts directs de la guerre est beaucoup moins intimidante que les coûts indirects, c'est-à-dire l'impact à long terme sur les sociétés à travers les maladies, les suicides et la destruction de l'économie et des systèmes de santé.
Le projet Costs of War («coûts de la guerre») de l'université Brown vient de publier une étude détaillée sur les coûts indirects des guerres dites du «11-Septembre». Cette étude donne à réfléchir. Elle établit le bilan total des guerres en Irak, en Syrie, en Afghanistan, au Pakistan et au Yémen entre 4,5 et 4,6 millions de morts. Les morts indirectes sont estimées entre 3,6 et 3,7 millions. L'importance de ce problème tient au fait que le nombre de morts indirectes dépasse généralement le nombre de morts directes dans les guerres modernes.
Il ne s'agit pas d'une science exacte. Le rapport se demande notamment si, en 2023, même après le départ des forces américaines, un décès en Afghanistan pourrait ne pas être lié à la guerre. La faim et la malnutrition ont augmenté massivement depuis ce retrait malheureux en 2021. Ces décès sont-ils différents de ceux causés par les tirs de missiles?

 

Les femmes et les enfants constituent une part importante des victimes indirectes, alors que les hommes sont plus susceptibles d'être tués au combat.

Chris Doyle

Les taux de mortalité indirecte sont influencés par l'état de santé de la population avant le conflit. C'est pourquoi il est difficile d’établir un rapport précis entre les taux de mortalité directe et indirecte. Lorsque la guerre fait rage dans des pays ou des régions dont les statistiques d'avant-guerre sont douteuses, la tâche est d'autant plus ardue que les statisticiens doivent connaître le taux de mortalité moyen d'une population.
Il n'est pas toujours facile de distinguer les décès directs des décès indirects. Lorsqu'un hôpital est intentionnellement bombardé et que des personnes meurent en raison de l'absence de soins médicaux, s'agit-il d'une conséquence directe? Chaque bombardement israélien sur Gaza endommage les infrastructures d'approvisionnement en eau et d'évacuation des eaux usées, ce qui contribue à la prolifération des maladies. Lors des guerres, de nombreuses parties ciblent des infrastructures liées à la production alimentaire, comme les boulangeries en Syrie.
Il convient également de prendre en compte les munitions non explosées, les détritus de guerre laissés sur place, sans parler des mines terrestres et des bombes à sous-munitions intentionnellement dispersées. Prenons le cas du Viêtnam. Depuis 1975, plus de 40 000 Vietnamiens auraient été tués et plus de 60 000 blessés par des munitions non explosées. Le coût économique est également élevé, car ces munitions rendent les terres agricoles inaccessibles et réduisent la production alimentaire.
Les femmes et les enfants constituent une part importante des victimes indirectes, alors que les hommes sont plus susceptibles d'être tués au combat. Les problèmes liés aux naissances expliquent en partie cette situation. Mais tant d'autres questions doivent être examinées, comme les répercussions massives sur la santé mentale d'une population en guerre, notamment le syndrome de stress post-traumatique.
Le nombre considérable de décès dus aux effets indirects de la guerre ne sont pas un phénomène nouveau. Lors de la guerre de Corée dans les années 1950, qui a fait 5 à 6 millions de morts, seuls 15 à 20% de ce nombre étaient des victimes directes du conflit. Selon le Fonds des nations unies pour l'enfance (Unicef), dans les zones de conflit, les enfants ont vingt fois plus de chances de mourir d'une maladie diarrhéique que de la guerre. La combinaison de la malnutrition et de la maladie est particulièrement meurtrière.

Ces recherches sont essentielles et il est possible de faire la lumière sur l'impact à long terme des guerres.

Chris Doyle

Les chiffres seront toujours contestés. Le nombre de victimes de la guerre en Irak en 2003 suscite encore de vifs débats. En Syrie, l'Organisation des nations unies (ONU) a cessé d'établir des statistiques sur les décès après janvier 2014, date à laquelle elle estimait le nombre de morts à quelque 200 000. Elle a ensuite avancé un chiffre de près de 350 000 en 2021. Au même moment, une importante organisation syrienne de défense des droits de l'homme affirmait que le nombre de morts était supérieur à 600 000. En effet, tout cela s'est produit avant toute tentative d'évaluer les coûts indirects de cette guerre.
Les opérations menées après le 11-Septembre ont entraîné le déplacement de 38 millions de personnes, soit le plus grand nombre de déplacements forcés depuis la Seconde Guerre mondiale. Plus de la moitié de la population syrienne a été déplacée à l’extérieur ou à l'intérieur du pays depuis 2011. La guerre entraîne également une fuite massive des cerveaux. Il suffit de penser au nombre de personnes les plus brillantes et les plus compétentes qui fuient vers des cieux plus cléments en temps de guerre. L'Irak a perdu près de 18 000 médecins dans les cinq années qui ont suivi l'invasion américaine de 2003.
Ces faits poussent à s'interroger sur le coût humain des guerres en Ukraine et au Soudan. Les statistiques actuelles sur les décès sont soumises à l'inévitable guerre des récits. Le nombre de décès indirects en Ukraine sera sans doute élevé, compte tenu de l'ampleur des bombardements. Or, comme le pays était prospère avant la guerre, ce chiffre ne sera peut-être pas aussi élevé qu'en Afghanistan, en Somalie ou au Soudan, par exemple.
Cet aspect de l'industrie des statistiques est l'un de ceux que nous aimerions tous voir disparaître, avec des guerres reléguées dans les décombres de l'Histoire. Si seulement c'était le cas. Certains voudraient y mettre fin prématurément. Qui peut oublier l'aparté dédaigneux de Donald Rumsfeld en 2003 affirmant: «Nous ne comptons pas les corps des autres.» Mais en réalité, ces recherches sont essentielles et il est possible de faire la lumière sur l'impact à long terme des guerres.
Le rapport Costs of War a la sagesse de ne pas tenter de désigner des responsables. D'une certaine manière, cela le renforce, car il ne se livre pas à un dangereux jeu d'accusation qui pourrait dissuader les dirigeants d'y prêter attention. La lecture de ce rapport devrait faire frémir les gouvernants: il s'agit d'un rappel douloureux qu’il est plus facile d'entrer en guerre que d'en sortir, et que les coûts indirects doivent être pris en compte au même titre que les coûts directs. Si de tels rapports ne mènent à rien d'autre, cette leçon à elle seule vaut son pesant d'or.

Chris Doyle est directeur du Council for Arab-British Understanding (Caabu) basé à Londres. Il travaille auprès de ce conseil depuis 1993 après avoir obtenu un diplôme spécialisé en études arabes et islamiques avec distinction honorifique à l'université d'Exeter. Il a organisé et accompagné les visites de nombreuses délégations parlementaires britanniques dans les pays arabes.
Twitter: @Doylech
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com