ANTAKYA : Devant la gare routière d'Antakya, ville du sud de la Turquie dévastée par le séisme du 6 février, la famille Yener, débarquée avec ses deux valises, patiente.
«Nous sommes revenus ici en bus depuis Mersin pour les élections» présidentielle et législatives de dimanche, explique Metin Yener, qui arrive de cette ville côtière à cinq heures de route.
La nuit du 6 février, leur immeuble s'est partiellement effondré sous l'effet de la secousse de magnitude 7,8 qui a fait au moins 50.000 morts dénombrés dans le sud de la Turquie. La vie de la famille a basculé, alors «ces élections sont importantes».
Metin et son épouse Zübeyde voteront pour Kemal Kiliçdaroglu, le principal opposant au président Recep Tayyip Erdogan, donné en bonne posture dans les sondages: «Nous avons espoir», sourit-il.
Sur le parking, les cars s'entrecroisent. Beaucoup d'habitants contraint de fuir leur ville transformée en champ de ruines rentrent, comme eux, voter à Antakya.
Dans sa minuscule échoppe où s'entassent bouteilles d'eau, paquets de chips et batteries externes qu'il vend aux voyageurs pressés, Mithat, fine moustache et gilet sans manche, observe le ballet.
Il attend le double scrutin de dimanche avec impatience. «Pendant le séisme, l'État nous a délaissés. Les trois premiers jours, personne ne nous est venu en aide», fulmine-t-il.
Le commerçant, âgé de 55 ans, ne veut pas donner son nom de famille «par peur d'être fiché» et ne dit pas non plus pour qui il votera: «c'est secret».
«Mais je voterai avec ma conscience», lâche-t-il.
- «Assassins» -
Devant l'échoppe, Serdal Anil, 21 ans, annonce qu'il votera pour Kemal Kiliçdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), à la tête d'une coalition réunissant six formations de l'opposition.
«A cause du séisme et de l'économie, la vie est devenue compliquée», glisse le jeune homme aux tempes rasées, qui se serre depuis trois mois sous une tente avec ses deux parents.
La situation devient pesante, «de plus en plus de serpents tentent d'entrer dans les tentes». Il ne craint pas qu'un changement à la tête du pays ne retarde la reconstruction.
«Les deux [candidats] pourront le faire, ils sont l'Etat», avance-t-il.
Cinq cents mètres plus loin, le CHP a établi sa direction provinciale sous quatre grandes tentes couleur sable, plantées le long d'une voie rapide. Son siège n'a pas survécu au tremblement de terre.
Sous l'une des tentes, Hakan Tiryaki, président du CHP pour la province d'Hatay, affirme que, malgré les promesses de reconstruction rapide du président Erdogan, «un changement de gouvernement est la seule lueur d'espoir qui reste aux habitants».
Selon lui, beaucoup parmi le million d'électeurs que compte la province voteront différemment cette année.
«Des gens qui votaient pour l'AKP [le parti du président Erdogan] disent aujourd'hui qu'ils sont les assassins des leurs», lance-t-il entre deux appels, sous une grande photo de Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne.
«Les électeurs font tout pour venir voter. Il y a des gens malades qui mettent leurs traitements sur pause. Ils misent tout sur cette élection.»
- «J'hésite» -
A la gare routière Mehmet Küyümcü, chauffeur de car, travaillera dimanche. «Je ne voterai pas. Je n'ai même jamais voté», admet-il.
«J'ai perdu cinq proches, est-ce que les partis politiques en ont quelque chose à faire ? Ce n'est pas mon vote qui va les ressusciter.»
A l'autre bout du parking, sous sa tente posée à même le bitume, Cansel Dogruel n'a suivi la campagne électorale que de très loin.
«On ne sait pas ce que disent les candidats, on n'a plus de télé et plus de téléphone», confie la jeune mère aux joues creusées, sa fille de deux ans et demi dans les bras.
Son mari, Murat, lave le pare-brise d'un car quelques mètres plus loin.
«On a attendu une tente pendant des semaines et ce n'est même pas l'Etat qui nous l'a donnée», se lamente la mère.
La rescapée pense toutefois voter dimanche pour le président Erdogan, comme en 2018.
La chef de l'Etat, réélu dès le premier tour, avait alors recueilli 48,5% des voix dans la province - quatre points de moins que la moyenne nationale.
La jeune femme marque une pause, puis reprend: «En fait, vu la situation dans laquelle on est, je ne sais plus, j'hésite».