BEYROUTH : Halim a 68 ans. Tous les jours depuis deux mois, il passe quelques heures de son temps à chercher dans les poubelles de Beyrouth de la nourriture qu’il mange sur place ou qu’il ramène avec lui pour sa famille. Il cherche aussi de la ferraille qu’il revend au kilo. Les cheveux blancs, le visage rond et se déplaçant avec une canne en boitant légèrement, Halim, pudique, raconte des bribes de son histoire. «Je suis originaire de la Békaa (plateau agricole dans le centre du pays) et j’habite avec ma famille à Sabra (un bidonville de Beyrouth abritant un camp palestinien). Toute ma vie, j’ai travaillé dans le bâtiment. Je suis carreleur, mais au cours des quatre années passées, le travail est devenu rare et j’avais de moins en moins d’argent. J’ai pu me débrouiller jusqu’au confinement pour cause de Coronavirus. Il y avait toujours quelqu’un qui m’aidait… Puis je n’ai plus eu de quoi manger et j’ai eu faim. Le frigo était vide désormais et il fallait se débrouiller, je me suis donc mis à faire les poubelles », confie-t-il.
Au fil de la conversation, Halim confie qu’il doit s’occuper de ses trois petits-enfants car son fils aîné, leur père, est mort il y a quelques années dans un accident.
« Parfois si j’ai de la chance je peux faire 3000 livres par jours (0,3 USD) ; le kilo de ferraille se vend à Sabra à 1000 livres », précise-t-il.
Nous sommes dans une artère importante de Beyrouth. Pendant qu’il raconte son histoire, une voiture s’arrête, le chauffeur lui donne de l’argent sans un mot puis redémarre. De l’autre cote de la rue, un mendiant, le dos vouté, s’appuyant sur une canne, fait la manche à un feu rouge. Vieux et ridé, il porte un masque pour se protéger de la Covid-19 et d’épaisses lunettes de vue. Il s’approche de Halim. Il s’appelle Habib et fait beaucoup plus que ses 70 ans. Dans sa main, il porte son extrait d’Etat civil et celui de son épouse, deux ordonnances médicales et des boites de médicaments vides, qu’il montre aux automobilistes. Habib est originaire de Beyrouth, et souffre de plusieurs maladies chroniques et c’est en mendiant qu’il tente de financer ses médicaments.
Solidarité spontanée
D’une épicerie fine voisine, un employé sort avec deux sandwiches élégamment rangés dans des sacs en papier cellophane fermés par un ruban en raphia. Il s’approche des deux hommes du troisième âge, et tend les sacs appétissants à Halim. « Il y a un sandwich au thon et un autre au fromage. Choisis lequel tu veux », dit-il.
Le visage du sexagénaire s’illumine. Il est tellement heureux qu’il en a presque les larmes aux yeux. Il sourit et murmure : « Du moment où c’est un vrai sandwich, je prendrai l’un des deux. Choisis pour moi ou laisse Habib choisir, il a l’air plus fatigué que moi ». Ces gestes de solidarité spontanée sont devenus courants dans un pays où tout le monde lutte désormais pour survivre.
Au Liban, la pandémie de la Covid-19 a amplifié la plus importante crise économique depuis 1990. Depuis octobre dernier le prix des denrées alimentaires ne cesse de grimper. En l’espace de quelques mois, la valeur de la livre libanaise a chuté de façon vertigineuse sur le marché parallèle des changes. De 1500 livres en octobre dernier, le dollar US est à 8000 livres aujourd’hui.
Contrôle de capitaux officieux
Depuis quelques mois, les scènes de personnes cherchant de la nourriture dans les bennes d’ordures à Beyrouth, la capitale ou à Tripoli, la deuxième ville du Liban et la ville la plus pauvre de la Méditerranée, sont devenues familières. Les soupes populaires et la distribution de colis alimentaires sont montés en flèche.
Les Libanais n’ont jamais été aussi pauvres que depuis le début de cette crise ; mais il faut dire également qu’ils n’ont jamais été aussi solidaires. Face à un Etat complètement absent, quasiment en faillite, le pays reprend ses vieux réflexes acquis durant les longues années de guerre civile (1975-1990).
L’œuvre des associations civiles et les initiatives de ses habitants abondent dans toutes les régions.
Maya Ibrahimchah, fondatrice de Beit el-Baraka, une association qui lors de sa création s’occupait des personnes du troisième âge, notamment des retraités - car au Liban, les retraites et les assurances vieillesse n’existent que pour une toute petite tranche de la population - souligne qu’à « la fin de 2019, l’ONG s’occupait de 328 familles. Aujourd’hui elle en compte 1012. Cela va sans les colis alimentaires que nous avons distribué dans plusieurs localités du Liban: 50 mille colis pour 182.000 familles ».
Beit el-Baraka, c’est surtout un supermarché où les personnes dans le besoin viennent faire leur shopping gratuitement.
« Nous ne nous occupons plus uniquement de personnes du troisième âge car c’est toute la classe moyenne qui a sombré dans la pauvreté. Nous comptons de jeunes couples parmi nos bénéficiaires qui viennent au supermarché. Tous sont diplômés et on ne peut même pas deviner, si on ne connait pas leur histoire, qu’ils ne peuvent même plus payer de quoi manger. Ce sont des personnes qui ont perdu leur emploi et qui avaient des crédits à la banque pour leurs voitures ou leurs maisons et qui à l’instar de la majorité des Libanais, n’ont pas d’économies. De toute façon, même s’ils ont des économies, leur argent est bloqué à la banque », explique-t-elle.
Depuis octobre dernier, les banques libanaises en manque de liquidité exercent un contrôle de capitaux officieux et draconien sur leurs clients. En l’absence de loi, chaque établissement bancaire prend les décisions qui lui conviennent en matière de retrait de liquidité.
« Je rentre du marché… les mains vides »
Linda fait partie des bénéficiaires de Beit el-Baraka. Elle habite Nabaa, un bidonville de Beyrouth. De ses cheveux blonds, presque décolorés et ses yeux en amande maquillés, on devine que cette septuagénaire devait être, durant sa jeunesse, une très jolie femme. Trois de ses cinq enfants sont au chômage et son mari malade ne travaille plus depuis longtemps. Pour gagner de l’argent, Linda tournait dans les maisons de ce quartier pauvre pour lire dans le marc de café. Plus maintenant, car même les quelques milliers de livres que ses voisins dépensaient pour se faire lire l’avenir sont devenus trop précieux. « Je vais au marché parfois pour acheter légumes et fruits, mais tout est devenu tellement cher... Je rentre à la maison les mains vides parce que je n’ai pas assez pour payer de quoi préparer un plat chaud à la famille », dit-elle, les larmes coulant le long de ses joues.
Selon les chiffres de la Banque mondiale, 50 % des Libanais vivent actuellement sous du seuil de pauvreté. Ce pourcentage devrait atteindre les 70 % en septembre.
« Ceux qui doivent payer un loyer meurent de faim »
« Ce qui se passe aujourd’hui au Liban, c’est bien plus qu’une crise socio-économique, c’est une véritable crise humanitaire ! Avoir accès à de la nourriture est désormais un défi pour plus de 50% de la population. On voit des gens fouiller dans les poubelles pour trouver de quoi manger. Des groupes se sont constitués sur Facebook où les gens échangent des vêtements contre des couches pour leurs bébés, d’autres échangent leurs meubles, les jouets de leurs enfants contre un peu d’argent pour pouvoir manger. La situation est vraiment catastrophique », alerte Bujar Hoxha, directeur de CARE International au Liban, une ONG présente aux quatre coins du monde.
« Il faut que la communauté internationale, en concertation avec les décideurs politiques libanais, réagisse de manière imminente. Le temps des analyses est révolu, des gens voient leur vie basculer chaque jour, il faut agir maintenant », déclare-t-il.
A Tripoli, une ville dont les alentours ne sont pas aussi urbanisés que ceux de Beyrouth, des gens comptent sur la cueillette pour ramener de quoi manger à leur famille, mettant des herbes sauvages dans du pain afin de préparer des sandwichs à leurs enfants. Certains, vivant dans le bidonville de Hay el-Tanak, près de la mer, collectent des brindilles de bois afin de faire un feu et cuisiner, le prix de la bombonne de gaz étant devenu trop cher pour eux.
« Parfois je reste une semaine sans bombonne de gaz à la maison, donc une semaine sans plat chaud. Et souvent je ne mange qu’une fois par jour histoire d’économiser », confie Maha, quinquagénaire qui vit à Tripoli avec sa fille et son fils autiste. Maha, qui est cuisinière, prépare parfois des plats sur commande qu’elle ne sert pas à sa famille. « Depuis six mois, mon fils a envie de feuilles de vigne farcies. J’en ai confectionné dix fois pour des clients sans jamais lui offrir un plat. Le plus important pour moi, est de payer le loyer pour ne pas me retrouver à la rue. Tout le reste est secondaire », dit-elle, notant qu’elle « n’a pas mangé de viande depuis le mois de Ramadan (mai dernier) ».
Amar confie de son côté : « J’ai toujours été pauvre mais les choses ont vraiment empiré depuis trois ans pour atteindre leur paroxysme avec la Covid-19. Avec le confinement, mon mari ne travaillait plus et nous n’avions plus de quoi manger. Maintenant, nous ne mangeons plus de viande ni de poisson. Au lieu d’un kilo de riz, j’en achète un demi. Pour les pommes de terre, au lieu de trois kilos j’achète un kilo et demi. Mais j’ai de la chance. Je n’ai pas de loyer à payer. Ceux qui doivent payer un loyer meurent de faim ».
« Jamais je n’aurais cru que j’en arriverais là »
Retour à Beyrouth. Dans un autre quartier chic, deux hommes font les poubelles, Ahmad 16 ans et son oncle Tarek 21 ans. Tous les deux sont réfugiés syriens et depuis qu’il a quitté la Syrie, il y a huit ans, Ahmed n’a plus jamais été à l’école. « Nous sommes tous les deux journaliers. Nous travaillions dans le bâtiment, mais depuis le confinement tout s’est arrêté. Cela fait quatre mois que nous faisons les poubelles, pour manger et pour rassembler de la ferraille », explique Tarek pendant qu’Ahmed plonge dans une benne à ordure.
L’oncle et son neveu posent sur le trottoir un carton qu’ils ont retiré de la poubelle. Ils y mettent ce qu’ils viennent de trouver. Trois moitiés de citron, deux restes de boites de conserve, un sac de biscuit encore fermé et un sac de chips à moitié entamé.
Mordant dans un biscuit Tarek explique : « Les gens jettent des restes de nourriture. Ils ne se rendent pas compte que nous crevons de faim. Ne pensez pas que nous aimons fouiller les poubelles pour manger. Jamais je n’aurai imaginé qu’un jour j’en arriverai là ». Les Libanais non plus.