LONDRES: Avec au moins 185 personnes tuées au cours des affrontements entre les forces armées soudanaises et les forces de soutien rapide ces derniers jours, les rêves de passage d'un régime militaire à une démocratie dirigée par des civils ont été anéantis, révélant que le plan de transition était probablement voué à l'échec dès le départ.
On est loin des événements de 2019, lorsque les mêmes forces qui s'affrontent aujourd'hui ont travaillé ensemble pour chasser le dirigeant autocratique du pays, Omar al-Bachir. À l'époque, les analystes avaient décrit la transition naissante du Soudan vers une démocratie dirigée par des civils comme une «lueur d'espoir».
«La plupart des gens ignorent la manière dont la déclaration constitutionnelle d'août 2019 a mis en place une tension insoutenable entre les forces de sécurité et les forces armées soudanaises, toutes deux reconnues comme les forces armées officielles du Soudan», a déclaré à Arab News Eric Reeves, un universitaire qui a plus de vingt-cinq ans d'expérience dans la recherche sur le Soudan.
Deux images montrant le chef de l'armée soudanaise, Abdel Fattah al-Burhane, (à gauche) saluant une foule dans la ville jumelle de Khartoum, Omdurman, le 29 juin 2019, et le chef des FSR, Mohammed Hamdan Dagalo, saluant ses partisans dans le village d'Aprag, à l'extérieur de Khartoum, le 22 juin 2019 (Photo, AFP & Reuters).
Aujourd'hui en conflit, le général Fattah al-Burhane, chef des forces armées, dirige le Conseil souverain de transition du pays, tandis que son ancien adjoint, le général Mohammed Hamdan Dagalo, plus connu sous le nom de Hemedti, est à la tête des Forces de soutien rapide (FSR).
«Le problème, c'est qu'on ne peut pas avoir deux armées et deux généraux concurrents dans un pays en situation désespérée et s'attendre à une transition pacifique, surtout avec tant de civils mécontents qui ont connu un déclin catastrophique de l'économie, qui souffrent de malnutrition et de chômage, et la liste est encore longue», a prévenu Reeves.
TROUBLES AU SOUDAN: LES DATES CLÉS
• 11 avril 2019: Un coup d'État militaire renverse le dictateur Omar al-Bachir à la suite d'un long soulèvement populaire.
• 17 août 2019: Le Conseil militaire au pouvoir et l'alliance de l'opposition civile signent un accord constitutionnel.
• 3 octobre 2020: Signature de l'accord de paix de Juba entre le gouvernement de transition et l'alliance des groupes armés.
• 8 février 2021: Le Premier ministre, Abdallah Hamdok, annonce la formation d'un nouveau Cabinet, comprenant sept anciens chefs rebelles.
• 25 octobre 2021: Le général Abdel Fattah al-Burhane dissout le gouvernement, arrête Hamdok et prend le pouvoir.
• 21 novembre 2021: Après des mois de manifestations de masse en faveur de la démocratie, Hamdok est rétabli dans ses fonctions mais démissionne deux mois plus tard.
• 25 octobre 2022: Des milliers de personnes descendent dans la rue pour réclamer un gouvernement civil.
• 5 décembre 2022: Un accord-cadre politique est signé par les dirigeants civils et les militaires pour lancer une transition politique de deux ans.
• 15 avril 2023: Des combats éclatent entre les forces d'Al-Burhane et les forces de soutien rapide dirigées par le général Mohammed Hamdan Dagalo.
«Vous avez comme chef d'État les chefs des deux organisations militaires opérationnelles approuvées par la Déclaration constitutionnelle. Tôt ou tard, cela devait arriver.»
Les combats au Soudan ont aggravé une situation humanitaire déjà désastreuse dans le pays. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, environ 15,8 millions de Soudanais ont besoin d'une aide humanitaire, soit 10 millions de plus qu'en 2017.

Cette distribution de l'aide a été perturbée ces derniers jours après la mort de trois employés du Programme alimentaire mondial (Pam) au cours des combats, ce qui a conduit l'organisme soutenu par les Nations unies à interrompre ses opérations, aggravant encore les effets de la malnutrition sévère qui fait des ravages dans le pays.
«Nous ne parlons pas ici de bien et de mal, mais de mal et de pire», a averti Reeves. «Tant qu’une rivalité entre les deux hommes existe, elle se fera au détriment de toute chance pour les Soudanais d'évoluer vers un gouvernement dirigé par les civils ou de se remettre d'un effondrement économique catastrophique.»
Après le renversement d'Al-Bachir en 2019, un coup d'État militaire en octobre 2021 a démantelé toutes les institutions civiles et annulé l'accord de partage du pouvoir qui avait été mis en place. Après un tollé général, les acteurs militaires et civils ont signé un accord-cadre en décembre 2022 en vue de revenir sur la voie d'une démocratie dirigée par les civils.
Cependant, une lutte de pouvoir entre les deux principaux acteurs militaires du Soudan s'est poursuivie malgré l'accord-cadre, qui prévoyait l'intégration des FSR dans les forces armées soudanaises.
Les forces armées d'Al-Burhane avaient demandé que l'intégration soit réalisée sur une période de deux ans, tandis que les FSR d'Hemedti était catégorique sur le fait qu'elle devait se dérouler sur une période de dix ans.
«Le processus de transition avançait lentement (même) avant le début des affrontements», a révélé à Arab News Zouhir Chimale, responsable de la recherche chez Valent Projects, une startup spécialisée dans la technologie des médias qui s'attaque à la manipulation en ligne.
«Beaucoup de gens pensaient que cet accord allait être signé et se terminer par une lutte politique après le coup d'État d'octobre 2021, en particulier parce que les deux acteurs militaires ont fait preuve d'une collaboration relative», a-t-il ajouté.

Outre l'intégration des FSR aux forces armées soudanaises, les civils impliqués dans le processus de transition ont également exigé le transfert de plusieurs exploitations militaires clés et rentables dans les domaines de l'agriculture et du commerce au contrôle civil. Ces exploitations représentent une source importante de pouvoir et de profit pour l'armée. Reeves est donc sceptique quant à l'éventualité d'un tel transfert.
«Il n'y aura pas de gouvernement civil tant qu'Al-Burhane et Hemedti s'affronteront», a-t-il affirmé. «Et il n'y aura pas de transition vers un état civil si l'un ou l'autre l'emporte, à moins qu'ils ne soient tellement affaiblis que les civils soient en mesure d'exercer plus de pouvoir qu'ils n'en ont actuellement. Mais ils sont impuissants. Les civils ne peuvent rien faire pour l'instant.»
Les tensions se sont intensifiées lundi lorsque l'ambassade américaine à Khartoum a déclaré que les forces de sécurité avaient pris pour cible l'un de ses convois diplomatiques. Cela a incité Antony Blinken, le secrétaire d'État américain, à appeler Hemedti et Al-Burhane pour leur demander un cessez-le-feu, ce qu'ils ont tous deux accepté.

Les experts sont convaincus que les combats ne dégénéreront pas en une véritable guerre civile, étant donné que les forces armées soudanaises jouissent d'une supériorité aérienne – un avantage crucial et stratégique sur les forces de soutien rapide (FSR).
«J'ai observé comment les FSR se sont développées en tant que force militaire. Elles n'ont pas de force aérienne. Elles ne disposent pas d'une quantité significative de blindés lourds», a dévoilé Reeves. Il ne s'agit pas d'une milice très motivée, si ce n'est par l'appât du gain. Le gouvernement civil ne les intéressent pas.
Chimale partage l'avis de Reeves selon lequel il est peu probable que les FSR aient la volonté ou les ressources nécessaires pour organiser une campagne militaire d’envergure visant à prendre le pouvoir.
«Les forces armées soudanaises ont l’avantage dans cette lutte et réussiront à prendre le dessus sur les FSR, même si cela peut prendre un certain temps», a souligné Chimale.
«Je crois que si les combats se termineront probablement dans la capitale, ils se déplaceront géographiquement vers le sud, où des combats prolongés se poursuivront pendant un certain temps, notamment au Darfour, où se trouvent la principale base de soutien d'Hemidti et son QG paramilitaire», a-t-il ajouté.
La communauté internationale suit de près la situation, le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Faisal ben Farhane, s'étant entretenu avec les deux généraux et ayant appelé à la fin des hostilités.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com