SEOUL : D'abord, Lee Jong-chul a perdu son enfant dans la bousculade mortelle de Halloween à Séoul. Ensuite, un torrent d'insultes et de plaisanteries de mauvais goût sur internet a bouleversé encore plus la vie de sa famille.
Son fils, Ji-han, 24 ans, compte parmi les 159 personnes décédées suite à un mouvement de foule lors des festivités d'Halloween dans le quartier cosmopolite d'Itaewon en octobre dernier. Affligé, Lee Jong-chul s'est adressé aux médias pour implorer les responsables politiques sud-coréens d'agir afin que de tels drames ne se reproduisent plus.
Cela a suffi à nourrir une armée de trolls sur internet qui a tourné la tragédie de sa famille en dérision, les rabaissant et déformant leur histoire.
Deux publications virales démenties par les journalistes de l'AFP chargés de la vérification numérique le montrent, ici dans un montage photo, riant après s'être vu offrir une compensation financière, là le liant à la Corée du Nord.
M. Lee et sa famille sont devenus un défouloir virtuel sur les forums en langue coréenne. Chaque article les concernant, soupire Ga-young, sa fille, attire en l'espace de quelques minutes des centaines de commentaires, presque exclusivement négatifs.
Dans leur appartement de Goyang, dans la banlieue de Séoul, la chambre de Ji-han n'a pas été touchée depuis qu'il en est sorti pour la dernière fois le 29 octobre 2022.
Ses vêtements sont toujours accrochés à la porte. Le livre qu'il était en train de lire est encore ouvert à la page où il s'est interrompu.
Sa mère, Cho Mi-eun, écoute encore de vieux messages vocaux, juste pour entendre sa voix. "Ce jour a changé nos vies pour toujours", dit-elle à l'AFP.
"Chaque soir, le père de Ji-han sort pour l'attendre, parfois pendant des heures. Il dit qu'il sort fumer, mais nous savons qu'il attend Ji-han", lâche-t-elle. Elle confie que son mari a fait plusieurs tentatives de suicide depuis octobre.
Passivité des autorités
Les familles des victimes veulent savoir pourquoi les autorités ont été incapables d'empêcher la catastrophe, dépêchant très peu de policiers pour canaliser la foule le soir du drame et restant longtemps passives malgré de multiples appels à l'aide, explique Lee Jung-min, qui a perdu sa fille de 29 ans.
Certaines familles de victimes ont formé un groupe "pour comprendre ce qui s'est réellement passé et tenir pour responsables les autorités concernées", dit à l'AFP ce père endeuillé, les traits tirés par la fatigue sous une barbe négligée.
Sur les réseaux sociaux, leurs efforts pour s'organiser ont été interprétés comme une attaque contre le gouvernement conservateur sud-coréen. Des internautes ont pris les familles pour cibles, les accusant d'être des profiteurs ou des forces antigouvernementales.
Certains hommes politiques ont critiqué les familles des victimes, créant selon M. Lee une "chasse ouverte" contre celles-ci.
Quelques responsables politiques ont avancé des théories farfelues, affirmant que la bousculade avait été causée par des syndicalistes d'opposition qui auraient déversé de l'huile sur le sol, ou que les décès étaient dus à la consommation de substances illégales.
L'enquête officielle de la police n'a trouvé aucun élément pour soutenir l'une ou l'autre de ces assertions.
Plusieurs analystes politiques estiment que le gouvernement craint que cette catastrophe ne lui porte préjudice. En 2014, un autre drame, le naufrage du ferry Sewol dans lequel avaient péri plus de 300 personnes, en majorité des lycéens, avait contribué à la chute de la présidente de droite Park Geun-hye.
Pour Seo Soo-min, professeur de communications à l'université Sogang de Séoul, la vie politique extrêmement polarisée en Corée du Sud crée un terrain fertile à la désinformation.
Deux jours après le drame, le Premier-ministre Han Duk-soo a publiquement appelé la population à "ne pas faire de commentaires haineux, partager d'informations manipulées ou d'images violentes de l'accident".
Mais le gouvernement a fait très peu pour mettre fin aux attaques en ligne, malgré les appels à l'aide répétés des familles, dénonce Kim Yu-jin, qui a perdu sa sœur de 24 ans dans la catastrophe.
Un survivant du drame, âgé de 16, a mis fin à ses jours en décembre, un acte que les familles de victimes attribuent en partie à la campagne de haine en ligne.
Le Premier ministre a affirmé que le gouvernement n'avait rien à se reprocher et a au contraire accusé la victime d'avoir manqué de "force d'esprit".
Même un autel érigé à la mémoire des victimes est devenu un foyer de tensions, et les autorités ont menacé de l'enlever.
En plus de leur deuil, les familles doivent à présent lutter pour la mémoire des leurs, regrette Mme Kim. Chaque jour, elle lit les nouveaux flots de commentaires haineux sur sa sœur, et envoie des requêtes aux médias pour les faire supprimer.
"Je sais que c'est une tâche sans fin" dit-elle. "Mais il faut que je continue. Qui d'autre se battra pour ma sœur?"