PARIS: Préserver la liberté de la presse ou garantir la confiance dans le marché ? La Cour d'appel de Paris a donné jeudi la primeur au deuxième principe dans une affaire concernant un journaliste financier britannique ayant évoqué un article avec des sources sur une possible opération financière à venir.
La Cour d'appel a fait "prévaloir l'intérêt public visant à protéger l'intégrité de ces marchés" sur "l'intérêt du public à prendre connaissance de rumeur de marché", a-t-elle justifié dans un communiqué. Et ce, même si "les divulgations" aux sources sont "strictement nécessaires à l'accomplissement de l'activité journaliste", assure-t-elle.
La décision n'a pas manqué d'étonner. "La recherche d'un juste équilibre entre les intérêts en présence", notamment le pouvoir financier, est "une logique totalement contraire aux principes fondamentaux de la liberté de la presse", a dénoncé Christophe Deloire, secrétaire général de Reporter sans Frontière.
L'affaire remonte à 2011. Travaillant alors pour le Daily Mail après une vingtaine d'années au sein du Financial Times, Geoff Foster, journaliste reconnu pour la qualité de ses articles, avait discuté avec des sources régulières au sujet de bruits de marché sur une éventuelle offre publique d'achat du géant du luxe LVMH sur son concurrent Hermès, en évoquant un article qu'il comptait écrire prochainement.
Ces sources et certains de leurs contacts ont exploité les informations tirées de ces discussions avec le journaliste pour réaliser des opérations financières rentables en investissant sur des titres financiers avant la publication de l'article, lequel a fait monter les cours à la Bourse de Paris.
«Dangereux»
L'AMF avait condamné M. Foster en 2018 à 40 000 euros d'amende, considérant qu'il avait transmis une information privilégiée. Les quatre personnes ayant utilisé l'information ont eu au total 305 000 euros d'amende. Le journaliste a contesté la sanction devant la Cour d'appel de Paris.
Cette dernière a dans un premier temps sollicité l'éclairage de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Celle-ci avait tenté en mars 2022 un numéro d'équilibriste entre le principe de la liberté de la presse et le règlement européen sur les abus de marché.
Elle avait estimé que la divulgation d'une information financière privilégiée par un journaliste est licite lorsqu'elle est nécessaire à l'exercice de sa profession et qu'elle respecte "le principe de proportionnalité" entre l'intérêt général et des intérêts privés.
Mais "si désormais les comportements des journalistes, voire leurs productions, doivent être limitées par les intérêts des uns ou des autres, c'est très dangereux", a poursuivi M. Deloire.
La Cour d'appel de Paris a d'ailleurs estimé que M. Foster "a agi dans le respect des règles et codes régissant sa profession" et que ses échanges avec ses sources avaient bien "des finalités journalistiques".
Toutefois, elle a estimé que "les divulgations en cause ne sont pas proportionnées" par rapport aux "intérêts privés (de certains investisseurs)" mais aussi à "l'intégrité" et au besoin de "garantir la confiance de l'ensemble des investisseurs" dans le marché.
Rapports aux sources
Ainsi, "même si un journaliste le fait dans le cadre son travail, il ne peut plus transférer une information privilégiée", résume Frédéric Peltier, avocat spécialisé dans la régulation financière.
"Donner à l'Autorité des marchés financiers la capacité de juger ce qui est nécessaire ou pas dans les investigations journalistiques est un danger pour la liberté de la presse", poursuit-il.
Si cette jurisprudence est confirmée – un recours devant la Cour de Cassation étant encore possible – "le législateur français doit créer un système de protection des journalistes".
De son côté, François-Henri Briard, avocat à la Cour de cassation et au Conseil d'État, a aussi estimé que "cet arrêt incite les journalistes à la prudence" dans le travail avec leur source.
Si elle a confirmé deux des trois manquements prononcés en première instance, la Cour d'appel de Paris a toutefois réduit l'amende à 10 000 euros en raison de l'"incertitude juridique" qui existait à la date des faits.