ANKARA: Ali Golpinar ne sait plus où mettre les dizaines de lettres envoyées chaque jour à ses administrés et qui finissent, lorsque non remises, dans son bureau de "muhtar", maire de quartier en banlieue d'Ankara, la capitale turque.
Notifications d'impayés, mises en demeure ou convocations devant la justice: le nombre de ces courriers, dont une grande partie concerne le recouvrement de créances, a doublé en deux ans pour atteindre une quarantaine par jour dans ce quartier modeste de près de 25 000 habitants.
"Ce ne sont que les courriers non remis. Imaginez donc le nombre total. Les gens n'arrivent plus à payer leurs dettes", assure le muhtar.
Selon la presse turque, 24 millions de dossiers de recouvrement attendaient en août devant les tribunaux du pays.
Le montant des crédits impayés par des particuliers est passé de 17 à 29 milliards de livres turques (1,55 milliard de dollars) entre mars et septembre, d'après l'Agence turque de régulation bancaire.
Courses à crédit
La hausse de l'endettement est l'une des conséquences de la très forte inflation qui frappe la Turquie, à plus de 84% sur un an.
Plus de 40% des actifs doivent se contenter du salaire minimum, qui sera relevé de 300 à 450 dollars au 1er janvier.
Mais avec la hausse des loyers (+163% sur un an à Ankara, +144% à Istanbul), les dépenses de logement continueront d'engloutir la quasi-totalité des bas salaires, souligne Hacer Foggo, chargée de la lutte contre la pauvreté au CHP, principal parti de l'opposition turque.
Dans ce contexte, une vieille pratique est redevenue populaire: les courses à crédit dans les commerces de quartier.
"Demander un prêt bancaire est risqué. Mais l'épicier du coin vous connaît, il ne vous refusera pas", analyse M. Golpinar.
Basés sur la confiance, sans signature de document ni taux d'intérêt, ces achats à crédit sont la dernière option pour certaines familles surendettées.
"De plus en plus de clients demandent à payer à crédit", confirme Yuksel Kurt, épicier dans le quartier de Keçioren, en banlieue nord d'Ankara.
"Je suis obligé de refuser certains car je sais que je ne serai jamais remboursé. Si une dette n'est pas payée au bout de six mois, on sait qu'il faut l'oublier", affirme-t-il en montrant les pages déchirées de son cahier où il note les créances.
Pain, biscuits, huile... les achats à crédit concernent souvent les produits de première nécessité, mais s'ajoutent à des listes de dettes déjà longues.
"Beaucoup remboursent leurs dettes en empruntant ailleurs", avance M. Kurt.
Gênée, une jeune femme entrée pour acheter des cigarettes à crédit refuse de parler.
Dans la boulangerie voisine, Cemal Aygun rappelle que les commerçants sont eux-mêmes souvent endettés.
"Je dois 10 000 livres turques (535 dollars) à mon fournisseur de farine (...) Tous les mois, je demande à des amis de m'épauler", confie-t-il.
«Dilemmes»
Jusqu'en 2021, le gouvernement turc a encouragé cette spirale d'endettement, affirme l'économiste Erinç Yeldan.
"L'accès aux crédits bancaires a été facilité (...) pour favoriser une croissance virtuelle", explique-t-il.
Conséquence: des particuliers sans emploi stable ou aux revenus insuffisants ont obtenu des prêts qu'ils échouent désormais à rembourser, affirme Hacer Foggo.
"Ils font face à des dilemmes: payer leur loyer, emmener leur enfant chez le médecin ou rembourser leur prêt", déplore-t-elle.
Dans des mairies dirigées par l'opposition turque, comme Istanbul et Ankara, un site internet permet de régler les factures d'eau et de gaz des plus nécessiteux.
Mais aucun organisme n'est chargé spécifiquement du surendettement.
"Il y a des actions ponctuelles, réduites à des actes de charité, sans que cela ne soit institutionnalisé", regrette M. Yeldan.
Des aides du gouvernement aux plus démunis existent mais sont insuffisantes, juge Mme Foggo.
A l'approche des élections présidentielle et législatives de juin 2023, le gouvernement multiplie pourtant les initiatives.
Le président Recep Tayyip Erdogan a ainsi annoncé début novembre l'effacement des dettes de moins de 2 000 livres turques (105 dollars), à condition que le créancier donne son accord.
M. Golpinar reste cependant sceptique: "Je ne connais personne qui a pu en bénéficier", dit-il.