DIYARBAKIR: Sans même s'arrêter, un homme désigne en passant les meurtrissures des balles au pied des piliers de basalte du minaret d'une mosquée historique du district de Sur. Là où le bâtonnier de Diyarbakir, l'avocat Tahir Elçi, a été tué fin 2015.
Dans ce cœur historique de la grande cité à majorité kurde du sud-est de la Turquie, rebâti à la hâte après les combats dévastateurs de 2015-2016 entre combattants kurdes du PKK et forces spéciales turques, les plaies béantes du passé pèsent sur les élections à venir.
Alors que la Turquie est appelée aux urnes au printemps pour élire président et parlement, la menace plane sur le Parti démocratique des peuples (HDP), le principal parti prokurde.
En mars 2021, un procureur général avait réclamé son interdiction en l'accusant de liens avec le "terrorisme". Il demande désormais le gel de ses comptes.
Mais le "vote kurde", considéré comme le "faiseur de roi", ne se vendra pas au premier venu.
"Nous sommes 6 millions d'électeurs [environ 10% de l'électorat] et nous voulons un candidat courageux pour soutenir les Kurdes", prévient Orhan Ayaz, élu maire sous l'étiquette du HDP en 2019 avec 72% des suffrages.
Comme plus d'une soixantaine d'autres édiles du parti accusés de "terrorisme", M. Ayaz n'a jamais pu entamer son mandat, remplacé par un "kayyum", ou maire de substitution, par le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan.
«Criminaliser le HDP»
Des milliers de responsables et partisans du HDP sont emprisonnés, dont son ancien dirigeant, l'avocat Selahattin Demirtas, accusé de "propagande terroriste".
Depuis les années 90, près d'une dizaine de partis kurdes ont été interdits ou se sont auto-dissous.
En but au harcèlement du pouvoir depuis 2016, le HDP constitue la troisième force au parlement turc avec 12% des suffrages aux législatives en 2018.
Les autorités dénoncent ses liens "organiques" avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), groupe armé classé comme terroriste par Ankara, l'Union européenne et Washington.
L'armée turque vient de conduire une série de raids aériens contre des positions du PKK et de ses alliés dans le nord de l'Irak et de la Syrie et menace d'une opération terrestre.
"Ces accusations de terrorisme servent à criminaliser le HDP", estime Orhan Ayaz.
"Le PKK est un mouvement populaire né de la pression subie par les Kurdes", relève-t-il avant de préciser: "Nous, nous voulons une solution politique. La voie militaire n'est pas une solution, mais il faut un système démocratique pour faire taire les armes".
Sans le HDP, vers qui se tourner ? "Les grands partis ne pensent pas aux Kurdes et nous ne soutiendrons pas un parti qui ne (nous) soutient pas", reprend M. Ayaz, qui attend un geste du premier parti d'opposition, le CHP (social-démocrate) de Kemal Kilicdaroglu: "Qu'il parle pour les Kurdes".
L'AKP, parti du chef de l'Etat au pouvoir depuis 2002, a remporté 30% des suffrages ici aux dernières élections.
"Les Kurdes ne voteront pas pour leur ennemi, mais ils peuvent rester neutres: cela suffira pour qu'Erdogan passe", menace cependant un homme d'affaires sous couvert d'anonymat.
"Le gouvernement a toujours eu peur des Kurdes et toutes les politiques sont basées sur cette peur", explique Mesut Azizoglu, président du centre de recherches local "Ditam".
«N'ayez pas peur»
"Notre message c'est: +n'ayez pas peur, nous ne voulons pas nous séparer de la Turquie+", martèle-t-il. "Mais les responsables de l'opposition ne veulent pas être vus avec des Kurdes et leur silence aide Erdogan", regrette-t-il.
Abdullah Zeytun, 34 ans, avocat de l'Association des droits de l'homme, à Diyarbakir, redoute la montée des tensions à l'approche des élections. "Tous les élus ou militants ont été punis. Ce gouvernement ne supporte pas la moindre critique", dit-il.
Mais Hüseyin Beyoglu, le "kayyum" AKP désigné par les autorités, l'assure: "Il n'y a jamais eu de problème kurde en Turquie et certainement pas à Diyarbakir".
Naci Sapan, vieil éditorialiste du quotidien Tigris, dit toutefois avoir vu la situation se dégrader: "Si on compare aux années 80, c'est pire sur tous les plans. Avant on avait une forme d'équilibre entre le président, la justice, le parlement".
"Aujourd'hui, journaliste ou citoyen, on n'a aucune chance de défendre ses droits", ajoute-t-il.
La majorité des Kurdes a moins de 20-25 ans et beaucoup voteront pour la première fois en 2023. "Ils sont les plus affectés par la politique du gouvernement, ça devrait les mobiliser", veut-il croire. "Ils sont les moteurs du changement."