BAGDAD: Elle scie, cloue, et, en un éclair, elle a fabriqué un nouveau canapé rose bonbon. Nour al-Janabi est l'une des rares artisanes et cheffes d'entreprise d'Irak. Mais pour y arriver, elle a dû "abattre le mur" des préjugés.
Recouverts de velours ou de skaï, les canapés et fauteuils que Nour al-Janabi, 29 ans, conçoit, fabrique et répare dans son atelier du sud de Bagdad imitent volontiers le style Louis XV ou donnent dans le rustique.
Et ça plaît. Ses carnets de commande sont pleins. "Les prix vont de 700.000 à deux millions de dinars", soit entre 460 et 1.320 euros pour un canapé tout neuf, explique la patronne de "Nour menuiserie", un hijab lui recouvrant les cheveux.
Mais il y a une vie après la cloueuse pneumatique: Nour est mère de quatre enfants. Son mari, plus âgé qu'elle, est aujourd'hui retraité... et est son employé. "Mais ça n'est pas correct de le dire comme ça!", sourit-elle, gênée.
Son léger embarras est éloquent. Nour al-Janabi, parce qu'elle est une femme, mère, cheffe d'une PME et travailleuse manuelle, est une exception en Irak.
Dans ce pays pétrolier aux traditions rigides, les femmes ne constituent que 13,3% de la population active, selon la Banque mondiale. Et dans le classement de la parité du Forum économique mondial, l'Irak pointait en 2021 à la 154e place... sur 156 pays.
«Un métier d'hommes»
Nour a d'ailleurs bien senti le malaise dans sa famille lorsqu'elle s'est lancée dans la menuiserie il y a quelques années.
"Au début, des personnes de mon entourage m'ont critiquée. Elles disaient: +mais tu es une femme! Tu as eu plusieurs emplois par le passé que tu as abandonnés. Tu es une dilettante, tu ne vas pas réussir. Ce métier n'est pas pour toi, c'est un métier d'hommes+", se remémore-t-elle.
Son succès actuel, Nour al-Janabi le doit en grande partie aux tutos bricolage qu'elle a d'abord diffusé sur Facebook pour faire partager sa "passion".
Son "amour des outils" elle en a fait son métier, tout en continuant à poster des vidéos sur TikTok et Instagram, où elle compte aujourd'hui près de 95.000 abonnés. Au menu de ses vidéos: comment rembourrer un vieux canapé ou jouer de la ponceuse.
Cela marche tellement bien que depuis quatre mois Nour ne travaille plus de chez elle. Elle loue une maison, où elle confectionne ses canapés et fauteuils avec quatre employés.
"En tant que femme irakienne, je suis la première à faire ce métier. Je suis même peut-être la première femme irakienne à avoir abattu le mur" derrière lequel la majorité des Irakiennes sont cantonnées, avance-t-elle.
Et tant pis pour les préjugés, tenaces, qui veulent qu'une femme irakienne indépendante soit toujours trop indépendante, voire immorale.
«Une héroïne»
Dans le monde du travail, les femmes actives sont généralement institutrices ou infirmières. Certaines -- rares -- sont aussi dans la police ou les forces armées.
Angham al-Tamimi est ainsi devenue en 2022 la première femme à accéder au grade de générale. Dans une vidéo diffusée par le service de presse de l'armée irakienne, la générale disait avoir "fait face à la non-acceptation des femmes dans l'institution militaire", obstacle qu'elle a finalement surmonté grâce à son "obstination" et sa "passion".
Une étude publiée l'an dernier par deux agences de l'ONU observait que la plupart des Irakiens "considèrent l'éducation supérieure aussi importante pour les femmes que les hommes. Mais l'attitude concernant l'égalité des droits en matière d'emploi est discriminatoire envers les femmes".
Pionnière, Nour al-Janabi assure même que ses abonnés sur Instagram la prennent pour "une héroïne".
"Je reçois beaucoup de commentaires de femmes et d'hommes qui me disent que je fais la fierté de l'Irak et que j'ai accompli quelque chose", dit-elle.
A l'instar de cette abonnée réagissant à une vidéo où Nour présentait un canapé aux motifs fleuris: "Que Dieu te donne force et santé!"
Abou Sajjad est, lui, un client en chair et en os. Ce tailleur rend visite à Nour dans son atelier pour "voir comment avance" la réparation de son canapé. C'est tout ce qui le préoccupe. Que Nour soit une femme, Abou Sajjad n'en a cure.