SAMARCANDE: La Turquie va profiter vendredi d'un sommet en Asie centrale pour resserrer ses liens avec ce carrefour énergétique et commercial majeur, tirant parti de l'affaiblissement de la Russie, ex-puissance tutélaire enlisée dans son offensive en Ukraine.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui sera présent à ce sommet de l'Organisation des Etats turciques (OET) à Samarcande (Ouzbékistan), cultive depuis plusieurs années les liens culturels, linguistiques et religieux avec les ex-républiques soviétiques turciques d'Asie centrale et du Caucase.
Mais l'invasion russe de l'Ukraine, fin février, a ouvert de nouvelles brèches en détournant l'attention de Moscou et en suscitant l'inquiétude des pays de la région, qui regardent plus que jamais ailleurs, vers la Chine mais aussi l'Europe.
Le président du Conseil européen Charles Michel s'est ainsi rendu au Kazakhstan pour un premier sommet "Union européenne-Asie centrale" fin octobre, plaidant pour un rapprochement.
Signe de l'énergie croissante déployée par Ankara pour renforcer ses positions dans la région, il s'agit du troisième déplacement de M. Erdogan en Asie centrale en moins de deux mois.
Vue de Turquie, l'OET est un outil qui pourrait lui permettre d'accroître son influence dans une région dominée depuis des décennies par Moscou qui, même après la chute de l'Union soviétique, a conservé sa mainmise à travers des alliances militaires et économiques.
Fondée en 2009 et autrefois appelée "Conseil turcique" avant d'être renommée en 2021, cette organisation regroupe quatre ex-républiques soviétiques du Caucase (Azerbaïdjan) et d'Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan et Ouzbékistan), ainsi que deux pays observateurs: le Turkménistan – autre pays ex-soviétique d'Asie centrale – et la Hongrie.
«Erreurs» de Moscou
Mais la famille pourrait s'agrandir si le Turkménistan devenait vendredi membre à part entière de l'OET, ce qu'a annoncé Ankara, mais que n'a pas confirmé ce pays reclus.
En cas d'adhésion du Turkménistan, tous les pays centrasiatiques de langue turcique feraient partie de cette union.
"Cette communauté des Etats turciques commence à prendre de la consistance", explique Bayram Balci, docteur en sciences politiques affilié à Sciences Po et ex-directeur de l'Institut Français d'études sur l'Asie centrale.
Sevintch Djourakoulova, une étudiante de 18 ans rencontrée à Samarcande, se réjouit de la tenue du sommet, estimant que le peuple turc est "un peuple frère" avec lequel l'Ouzbékistan "a beaucoup en commun".
Pourtant, après la chute de l'Union soviétique et l'indépendance des républiques centrasiatiques en 1991, les efforts d'Ankara sont longtemps restés vains.
"Depuis le début de ce rêve de création d'une communauté turcique, le poids et l'influence de la Russie ont été des obstacles", souligne M. Balci.
Mais cette influence russe s'érode depuis quelques années, notamment depuis la guerre du Haut-Karabakh entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan en 2020, et surtout l'invasion de l'Ukraine par Moscou cette année.
"La Turquie récolte indirectement les fruits des échecs et des erreurs de la Russie, qui permettent à d'autres pays de s'implanter", selon M. Balci.
Intérêts «pas incompatibles»?
Pour Andreï Grozine, spécialiste russe de l'Asie centrale à l'Institut des pays de la Communauté des Etats indépendants, "toute activité en Asie centrale est perçue par Moscou (...) comme indésirable".
Mais la Turquie et la Russie, qui coopèrent par ailleurs sur plusieurs dossiers, pourraient trouver un terrain d'entente pour essayer d'exercer une influence conjointe en Asie centrale, dit-il.
"Les intérêts de la Turquie et de la Russie en Asie centrale ne sont pas fondamentalement incompatibles", estime M. Grozine, soulignant qu'Ankara n'a de toute façon "pas autant de ressources que Moscou".
Selon M. Balci, les Etats centrasiatiques "feront partie de ces deux unions (turque et russe) en prenant ce qui les intéresse et rejetant ce qui ne les intéresse pas".
La Turquie s'efforce d'exercer un soft power vers les ex-républiques soviétiques en leur vendant des drones militaires, mais aussi via des projets humanitaires, religieux ou éducatifs.
Cependant, si la Turquie accroît ses investissements en Asie centrale, les échanges commerciaux restent bien modestes.
Selon des données du Centre international du commerce, un organisme dépendant de l'Organisation mondiale du commerce et de l'ONU, le volume des échanges turco-centrasiatiques en 2019 s'élevaient à quelque 7,3 milliards de dollars. Bien loin derrière la Russie et l'Union européenne (environ 29 Mds) et la Chine (25 Mds).