CAMERON, États-Unis:,"Ils nous prennent notre vie". Sur le seuil de sa maison en Louisiane, Travis Dardar pointe du doigt un imposant terminal d'exportation de gaz... et le terrain qui pourrait bientôt en accueillir un deuxième, le forçant à quitter sa maison et son activité de pêcheur.
Ce projet est "bien pire qu'un ouragan", après lequel, au moins, "on peut reconstruire", juge celui qui se voit comme une victime collatérale du développement de l'industrie gazière américaine, que la crise du gaz russe a rendue primordiale.
"Si c'est construit, il n'y aura pas de retour en arrière possible."
Dans cette région côtière entre le Texas et la Louisiane, la récente démultiplication des projets de terminaux d'exportation de gaz naturel liquéfié (GNL), immenses édifices posés sur des plateaux de béton qui grignotent peu à peu les zones naturelles, irrite les habitants, qui les jugent trop polluants.
Le terminal envisagé près de chez Travis Dardar et sa femme Nicole ne serait qu'à quelques centaines de mètres de leur domicile. Cela ne leur laisserait d'autre choix que de plier bagages - en espérant que leur terrain soit racheté à un prix raisonnable.
Un autre est en projet à l'endroit où ils pêchent. Le couple Dardar risque donc de devoir aussi abandonner son activité de pêche de crevettes et d'huîtres dans la zone, ultime déracinement.
"On ne sait pas ce qu'on va faire ensuite. On sait une chose : on ne peut pas vivre ici", regrette Travis Dardar.
Ukraine
En mars dernier, quelques semaines après le début de l'invasion russe de l'Ukraine, le président Joe Biden s'est engagé à augmenter les livraisons de GNL à l'Europe, trop dépendante du gaz russe.
44,6 milliards de mètres cubes y ont déjà été exportés en 2022, contre 26 en 2020, rapporte le Centre pour le GNL, qui regroupe des entreprises du secteur.
Les États-Unis sont devenus le premier exportateur mondial de GNL, une industrie qui ne peut qu'être attirée par le Golfe du Mexique, avec ses infrastructures et sa situation stratégique.
À elle seule, la zone compte 5 des 7 terminaux d'exportation américains en activité et 22 des 24 projets soumis aux autorités.
Une activité qui, en retour, lui apporte "de nombreux emplois", promet Charlie Riedl, directeur exécutif du Centre pour le GNL.
Selon lui, tant que les projets de construction de terminaux respectent les critères environnementaux, le gouvernement doit "les autoriser sans délai".
Bruit, lumière et pollution
Mais ces côtes de Louisiane et du Texas sont "sacrifiées", assure John Allaire, un autre habitant.
"Vous avez le bruit, la lumière, la pollution de l'air et plusieurs dizaines d'hectares de marécages bétonnés" se désole-t-il, assis dans sa barque, en désignant le nouveau terminal d'exportation de GNL, tout près de chez lui.
Dépité, John Allaire observe les vagues causées par les immenses méthaniers éroder la côte et les boues de dragages qui couvrent sa plage.
Il s'inquiète aussi des conséquences sur la faune. Le projet prévu sur le terrain qui longe sa propriété se situe sur un marécage abritant une espèce d'oiseaux menacée, le râle noir.
"C'est horrible de voir cette administration (Biden, NDLR) (…) qui disait qu'il y avait une urgence climatique, approuver ce genre d'installations", se désole Kelsey Crane, en charge des politiques publiques à l’association Earthworks.
Fissures
De l'autre côté du fleuve Sabine, la ville texane de Port Arthur compte déjà de nombreuses installations pétrochimiques.
Près du terminal de Cheniere Energy - qui a payé l'an dernier près de 1,5 million de dollars d'amende pour des fissures dans ses réservoirs - le militant John Beard guide un "toxic tour" de la région, en compagnie d'associations écologistes.
En juin, une explosion a provoqué la fermeture temporaire du terminal GNL de Freeport, plus au sud, rappelant aux habitants les risques immédiats posés par ce voisinage si particulier.
Mais John Beard, à la tête du Port Arthur Community Action Network, dénonce aussi les effets à long terme sur la santé d'habitants largement issus des minorités.
A Port Arthur, la population est majoritairement afro-américaine ou hispanique, et un quart d'entre elle vit sous le seuil de pauvreté, selon le bureau de recensement américain.
Dans le comté, le taux de mortalité du cancer est 25% plus élevé que dans le reste de l'Etat, d'après le Texas Cancer Registry.
John Beard pense que les industriels n'ont pas choisi cette zone par hasard : "ils prennent le chemin où la résistance est la moindre, celui des pauvres, de ceux qui n'ont pas accès à des avocats, qui n'ont pas l'éducation ou le savoir".