KANDAHAR, Afghanistan : Un an après le retour fracassant des talibans au pouvoir en Afghanistan, des divisions apparaissent dans leurs rangs face aux défis colossaux auxquels sont confrontés les anciens insurgés et nouveaux maîtres du pays.
Leur victoire a mis fin aux combats - et offert un peu de répit aux Afghans, en particulier dans les zones rurales éreintées par deux décennies de violence.
Mais l'Afghanistan est aujourd'hui plongé dans un tourbillon de crises financière, économique et humanitaire. Des millions d'Afghans vivent sous le seuil de pauvreté, beaucoup se sont endettés pour la première fois cette année et des familles étranglées ont dû choisir entre vendre leurs filles en bas âge ou leurs organes.
Dans ce contexte, «vous avez un camp qui va de l'avant avec ce qu'il considère comme des réformes, et un autre camp qui semble penser que même ces maigres réformes sont de trop», explique Ibraheem Bahiss, analyste de l'Afghanistan pour International Crisis Group.
- Changements «symboliques» -
Certains talibans ont beau vanter un nouveau type de gouvernance, pour beaucoup d'observateurs, les changements opérés jusque-là restent superficiels.
Des gages avant tout «symboliques» pour amadouer l'Occident - qui a financé le pays sous perfusion de l'aide extérieure depuis 20 ans -, et ne pas rester coupé du système financier mondial.
La technologie ou les relations publiques ont fait leur apparition dans le quotidien des fonctionnaires de Kaboul, les matchs de cricket sont applaudis dans des stades pleins à craquer et les Afghans ont accès à l'internet et aux médias sociaux.
Les filles peuvent aussi fréquenter l'école primaire et les femmes journalistes interviewent les responsables du gouvernement, ce qui était impensable lors de la première expérience au pouvoir des talibans dans les années 1990.
«Il y a certains cas où nous pourrions pointer une évolution politique mais soyons clairs (...) nous sommes toujours en présence d'une organisation qui refuse de dépasser certains points de vue dogmatiques très rétrogrades», estime Michael Kugelman, spécialiste de l'Afghanistan au sein du groupe de réflexion Wilson Centre.
De nombreuses écoles secondaires pour filles restent fermées et les femmes exclues des emplois publics. La musique, la chicha et les jeux demeurent strictement contrôlés dans les zones conservatrices, tandis que les manifestations sont écrasées et que les journalistes se retrouvent régulièrement menacés ou arrêtés.
Dans le même temps, les nouvelles autorités ont ignoré les demandes occidentales en faveur d'un gouvernement inclusif et l'assassinat du chef d'Al-Qaïda à Kaboul la semaine dernière relance les doutes sur l'engagement des talibans à renoncer aux liens avec les groupes extrémistes.
- Ne pas capituler -
En mars, leur chef suprême, Hibatullah Akhundzada a pris de court tout le monde en annulant la réouverture des écoles secondaires pour les filles. Plusieurs analystes y voient le souci de ne pas avoir l'air de capituler devant les chancelleries occidentales.
Il a ainsi anéanti les espoirs de rétablissement des flux financiers internationaux, suscitant des critiques jusque dans le commandement des talibans à Kaboul, dont certains se sont ouvertement prononcés contre cette décision.
D'autres mesures rappelant le premier règne brutal des talibans ont suivi, au grand dam des diplomates étrangers - qui rencontrent régulièrement le cabinet du gouvernement mais n'ont pas accès au chef suprême.
C'est depuis Kandahar, berceau des talibans, que le très secret Hibatullah Akhundzada et son puissant cercle rapproché d'anciens combattants et de religieux continuent d'imposer leur interprétation rigide de la charia.
Ses conseillers prétendent que le pays peut survivre sans revenus extérieurs, même si tous ont conscience que le déblocage des avoirs gelés à l'étranger constituerait une bouée de sauvetage.
«Nous savons que les talibans peuvent être mercantiles, mais ils ne peuvent pas apparaître comme tels», confie un diplomate à l'AFP.
«Les décisions qu'il (Akhundzada) a prises jusqu'à présent sont toutes fondées sur l'opinion des érudits religieux», affirme ainsi Abdul Hadi Hammad, directeur d'une madrassa et membre d'un conseil religieux proche du chef suprême.
«Les besoins des Afghans restent les mêmes qu'il y a 20 ans», renchérit Mohammad Omar Khitabi, l'un de ses conseillers.
Une ligne partagée par le responsable du ministère de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice, Abdul Rahman Tayabi, un autre collaborateur du leader suprême. «Notre peuple n'a pas trop de demandes, comme les gens d'autres pays pourraient en avoir», assure-t-il à l'AFP.
- Salaires en retard -
Hibatullah Akhundzada, dont personne n'ose pour l'instant contester l'autorité, ne cesse de rappeler la nécessité pour le mouvement de rester uni. Selon certaines sources, il s'efforce de maintenir un équilibre pour apaiser les tensions entre plusieurs factions rivales.
Mais déjà, la colère monte au sein de la base des talibans.
«Les gardes talibans reçoivent leurs salaires en retard, et leurs salaires sont bas. Ils sont mécontents», a déclaré un responsable taliban de rang intermédiaire basé dans le nord-ouest du Pakistan, sous couvert d'anonymat.
Beaucoup sont retournés dans leurs villages ou au Pakistan pour trouver un autre travail, a ajouté une deuxième source talibane.
Les tentatives des talibans de diversifier leurs sources de financement grâce à l'exploitation lucrative du charbon ont déclenché des luttes intestines dans le nord, exacerbées par l'ethnicité et le sectarisme religieux.
Ces tensions croissantes risquent d'aggraver le repli conservateur au sein du mouvement, selon M. Kugelman: «Si les dirigeants talibans commencent à sentir de réelles menaces pour leur survie politique, pourront-ils changer ?».
Un an de régime taliban en Afghanistan : les moments clés
Recul des droits humains, en particulier ceux des femmes, effondrement économique et attentats: un an depuis le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan en quelques moments clés.
- Talibans à Kaboul
Le 15 août 2021, les talibans investissent le palais présidentiel de Kaboul à l'issue d'une offensive fulgurante entamée en mai à la faveur du début du retrait d'Afghanistan des forces américaines et de l'Otan.
Le président afghan Ashraf Ghani, en fuite à l'étranger, admet que "les talibans ont gagné".
Washington gèle près de 9,5 milliards de dollars de la Banque centrale afghane et la Banque mondiale suspend ses aides à l'Afghanistan, dont 60% de la population dépend de l'aide internationale.
- Evacuation chaotique
L'effondrement de l'armée et du gouvernement afghan précipite les opérations de retrait des militaires américains et de leurs alliés civils afghans, marquées le 26 août par un attentat revendiqué par le groupe Etat islamique à l'aéroport de Kaboul, qui fait plus de 100 morts.
Le 30 août, l'armée américaine quitte l'Afghanistan, mettant fin à deux décennies de présence dans le pays.
- Gouvernement
Les 7 et 8 septembre, est nommé un gouvernement, largement trusté par des responsables historiques du mouvement dans les années 1990 et qui ne comprend aucune femme ministre.
Les Occidentaux déplorent un gouvernement ni "inclusif", ni "représentatif" de la diversité ethnique et religieuse du pays, comme le nouveau régime s'y était engagé, et font du respect des droits humains, particulièrement pour les femmes, un prérequis dans les négociations sur l'aide et la reconnaissance du régime islamiste.
- Liberté des femmes restreinte
Les talibans, en dépit de leur promesse initiale d'un régime plus souple que lors de leur passage au pouvoir entre 1996 et 2001, imposent aux femmes des restrictions drastiques.
Le 23 mars 2022, ils font refermer aux filles les lycées et collèges, quelques heures à peine après leur réouverture pourtant annoncée de longue date.
Début mai, le chef suprême des talibans ordonne aux femmes de porter un voile intégral en public, de préférence la burqa.
Les femmes se voient aussi exclues de nombreux emplois publics et interdites de voyager seules en dehors de leur ville.
- Autres droits humains amputés
Le 17 mai, le régime annonce la dissolution de la Commission des droits de l'Homme (AIHRC), un organisme qui surveillait notamment les violences commises contre la population. La Commission électorale et le Haut conseil national pour la réconciliation, chargé de promouvoir la paix dans le pays, ont subi le même sort.
Les interdictions pleuvent: musique non-religieuse, représentation de visages humains sur des publicités, diffusion à la télé de films ou séries montrant des femmes non voilées sont bannies. Les fondamentalistes demandent aux hommes de porter le vêtement traditionnel et de laisser pousser leur barbe.
- Crise humanitaire et économique
L'Afghanistan, privé de l'aide internationale qui portait le pays à bout de bras, plonge dans une grave crise financière et humanitaire et voit son chômage exploser. Selon l'ONU, plus de la moitié de la population, soit environ 24 millions d'Afghans, sont menacés d'insécurité alimentaire.
Le 31 mars, l'ONU saisit la communauté internationale du plus grand appel de fonds jamais lancé pour un seul pays. L'initiative ne mobilise que 2,44 milliards de dollars, loin des 4,4 milliards espérés.
Des négociations sont en cours entre Washington et les talibans sur le déblocage de fonds après un tremblement de terre ayant fait plus de 1.000 morts et des milliers de sans-abri fin juin, dans l'est du pays.
- Attentats de l'EI
En octobre 2021, un attentat contre la communauté chiite, persécutée de longue date dans ce pays à majorité sunnite, fait 60 morts, le plus meurtrier depuis le départ des troupes américaines.
L'attaque est revendiquée par l'Etat islamique au Khorasan (EI-K), la branche régionale de l'EI contre laquelle les talibans mènent depuis des années une lutte sans pitié.
Au printemps 2022, des dizaines de personnes sont tuées dans une série d'attaques à la bombe, dont la plupart est revendiquée par l'EI-K.
Les talibans assurent avoir vaincu l'EI-K, mais les analystes estiment que le groupe extrémiste constitue toujours le principal défi sécuritaire pour le nouveau pouvoir afghan.
- Le chef d'Al-Qaïda tué par un drone américain
Dans la soirée du 1er août, le président américain Joe Biden annonce que les Etats-Unis ont tué dans une frappe de drone à Kaboul le chef d'Al-Qaïda Ayman al-Zawahiri, recherché depuis des années par les services secrets américains.
Zawahiri, successeur d'Oussama Ben Laden à la tête de la nébuleuse jihadiste, était considéré comme un des cerveaux des attentats du 11 septembre 2001, qui avaient fait près de 3.000 morts aux Etats-Unis.
Les talibans condamnent l'attaque mais ne confirment pas la mort de Zawahiri, ni même sa venue ou sa présence à Kaboul.