VIENNE : Suechi Kido avait cinq ans quand les Américains larguèrent une bombe atomique sur Nagasaki. Depuis, il plaide inlassablement pour l'abolition des armes nucléaires, inscrite dans un nouveau traité dont les protagonistes se réunissent cette semaine à Vienne.
Pour la première fois depuis son entrée en vigueur début 2021, diplomates, militants et experts se retrouvent de mardi à jeudi pour donner vie à ce texte ratifié à ce jour par 62 Etats (sur 86 signataires), en pleine menace russe.
"C'est la première fois qu'une rencontre sur le désarmement se tient dans un contexte aussi belliqueux", commente Jean-Marie Collin, porte-parole en France de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN).
"Ne rien faire, c'est courir à la catastrophe. On ne peut pas se reposer simplement sur la croyance que cela n'arrivera jamais", souligne l'expert, interrogé par l'AFP.
«Coup de semonce»
Devant ce risque sans précédent depuis la fin de la Guerre froide, faut-il augmenter l'arsenal mondial après 35 ans de déclin? Le contexte actuel pousse "beaucoup de puissances à repenser leurs propres stratégies atomiques", selon un récent rapport du Sipri.
"Le danger existe d'un retour à la situation des années 1950-60, avec davantage d'acteurs", s'inquiète le diplomate autrichien Alexander Kmentt, qui préside la conférence.
Lui veut au contraire voir dans le conflit "un coup de semonce pour s'éloigner du paradigme de la dissuasion nucléaire, qui est précaire et risqué".
Les références explicites de Vladimir Poutine à l'usage de la bombe atomique "montrent la fragilité d'un tel système", estime dans un entretien à l'AFP ce spécialiste du désarmement, l'un des architectes du traité international interdisant les armes nucléaires (TIAN).
Les pays de l'Otan vantent les vertus de protection de leur arsenal, mais "en réalité, leurs armes se sont révélées inutiles pour empêcher l'agression russe contre l'Ukraine", abonde Daryl Kimball, directeur de l'Arms Control Association, qui s'exprimait lundi lors d'une conférence d'experts à Vienne.
Tandis que, forte de sa puissance atomique, la Russie mène une offensive potentiellement "beaucoup plus dangereuse", avertit-il.
Et de citer des simulations de l'université américaine Princeton, selon lesquelles une escalade nucléaire entre l'Otan et Moscou pourrait "faire près de 100 millions de victimes uniquement dans les premières heures" du conflit.
«Mal absolu»
Eliminer complètement, de manière irréversible et vérifiable les armes nucléaires: voilà le but ultime des signataires du TIAN, qui "introduit des sujets novateurs comme la prise en compte des victimes, y compris des essais nucléaires", précise M. Collin.
Se voulant "complémentaire" du Traité de non-prolifération (TNP), vieux d'un demi-siècle, ce nouveau document doit aussi fixer une échéance aux puissances nucléaires qui y adhéreraient.
Bémol de taille, aucun des neuf pays détenteurs de l'arme suprême (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni, Inde, Pakistan, Israël et Corée du Nord) n'a pour l'heure accepté de le signer, ni même de participer à la réunion en tant qu'observateurs.
Dans une tribune publiée la semaine dernière par le quotidien Le Monde, un collectif de 56 parlementaires français et eurodéputés ont appelé Paris à ne pas laisser son siège vide face aux "gesticulations" du maître du Kremlin. De son côté, le ministère des Affaires étrangères craint que le traité ne "fragilise le TNP, pierre angulaire du régime de non-prolifération".
"Nous devons convaincre ces Etats mais cela prendra du temps", reconnaît M. Kmentt. "Nous ne ferons pas disparaître les armes nucléaires d'un coup de baguette magique".
En revanche, quatre membres de l'Otan ont envoyé des représentants, se félicite l'ICAN, lauréate en 2017 du prix Nobel de la paix pour son rôle dans l'élaboration de ce traité: l'Allemagne, la Norvège, la Belgique et les Pays-Bas. L'Australie, qui bénéficie du parapluie nucléaire américain, est également présente.
Le Japon, allié indéfectible de Washington, a exclu pour l'instant de rejoindre le processus bien qu'étant le seul pays frappé à ce jour par le feu nucléaire.
"Pourquoi ce refus?", a regretté M. Kido, 82 ans, à la tribune lundi, devant une salle où avaient pris place les maires des villes martyres de Nagasaki et Hiroshima.
C'est "l'arme du mal absolu", qui anéantit les vivants dans un souffle et ne laisse pas vivre en paix les rescapés, a fustigé cet "hibakusha" (survivant en japonais).