Pendant les 20 premières années de ma vie professionnelle, le constat le plus facile que je pouvais faire en matière de risque politique général − quelle que soit la crise − était que l'on pouvait s’attendre à ce que l'Union européenne ne fasse pas le poids. Bien qu'elle dispose de l'un des trois marchés intérieurs les plus grands du monde (à côté des États-Unis et de la Chine), Bruxelles était vouée à décevoir, faisant peu dans la pratique pour faire avancer ses propres objectifs de politique étrangère, car souvent elle n'en avait pas. Elle n'était pas non plus prête à sacrifier sang et trésors nécessaires lorsqu'elle en avait.
Toujours parier contre Bruxelles − sclérosée sur le plan économique, impuissante sur le plan militaire et divisée sur le plan géopolitique − n'a en rien affecté le bilan que j'ai dressé en matière de risque politique. Mieux encore, de mon point de vue, l'UE subventionnait (honteusement) une coterie d'experts en politique étrangère prétendument indépendants, qui, tout en sachant de quel côté leur pain était beurré, se comportaient lors des conférences internationales comme de simples majorettes.
Dans le cas de l'UE, le problème fondamental a toujours été l'Allemagne, son moteur économique et, de loin, son État le plus important.
Les rares fois où l'UE a réussi, ces partisans le claironnaient comme un signe de l'ascension de Bruxelles au rang de superpuissance. Lorsqu'elle échouait, les experts, pas si neutres que cela, déclaraient doctement que, dans cet échec, l'UE « ferait ses devoirs » et utiliserait ses faux pas pour faire le prochain grand bond en avant en termes d'intégration. Ce raisonnement analytique circulaire trompait la plupart du temps ceux qui proféraient eux-mêmes ces absurdités logiques, mais le fait que mes concurrents se trompent constamment sur Bruxelles s’est avéré bon pour les affaires.
Cependant, comme le dit l'adage historique : « Il y a des décennies où rien ne se passe et des semaines où des décennies se produisent ». Avec la guerre en Ukraine, nous vivons de telles semaines. L'un des impératifs de toute analyse de risque politique de premier ordre est de vérifier en permanence les hypothèses, même celles qui, comme mon avis sur l'UE, sont fondées depuis des décennies. Car l'adage dit vrai : Les choses changent, le monde change en un instant, et nous devons nous y préparer.
Dans le cas de l'UE, le problème fondamental a toujours été l'Allemagne, son moteur économique et, de loin, son État le plus important. Henry Kissinger a parfaitement résumé la tragédie historique de Berlin : elle est trop petite pour dominer l'ensemble de l'Europe et trop grande pour n'être qu'une grande puissance européenne parmi d'autres. Cette réalité structurelle difficile a été fortement exacerbée pendant les années de laisser-faire de la chancellerie d'Angela Merkel. Pendant des décennies, rien ne s'est produit, si ce n'est que Berlin s'est transformée elle-même en un trou noir intellectuel et stratégique.
En 10 jours, l'Allemagne a connu plus de mouvements stratégiques qu'au cours des 20 dernières années.
Refusant obstinément de mettre fin à ses vacances désastreuses hors de l'histoire, le long et ennuyeux règne de Merkel a conduit l'Allemagne à adopter une politique étrangère mercantiliste, axée sur l'économie, valorisant ses liens commerciaux croissants avec la Chine et s'accommodant de sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Se placer dans un tel carcan stratégique a inévitablement conduit l'Allemagne à adopter une politique étrangère quiétiste, quasi-neutraliste, car faire des vagues en se rangeant du côté de l'Occident contre ces puissances révisionnistes aurait eu des conséquences économiques réelles et désastreuses. Ce qui n'a jamais été dit dans toute cette logique défectueuse, c'est que c'était Merkel qui décidait de porter le carcan de son propre gré, plutôt qu'un cruel destin indéterminé qui lui imposait un tel choix.
Pendant une génération, cette Allemagne neutraliste a rendu impossible l'adoption d'une véritable politique étrangère et sécuritaire européenne commune, car avec une France gaulliste tirant d'un côté et une Europe du Nord et de l'Est atlantiste de l'autre, une chaotique tour de Babel stratégique était la seule issue possible. C'est le refus obstiné de Merkel de se réarmer et d'avoir une véritable politique étrangère tournée vers l'extérieur qui a tourné en dérision tous les efforts déployés par l'Europe pour se forger une identité stratégique commune. Tant que l'isolationnisme de Merkel était en vigueur, il était facile de parier contre l'Europe.
Mais, en un clin d'œil en termes d'histoire, les choses ont changé. En une dizaine de jours, le nouveau gouvernement allemand d'Olaf Scholz a adopté quasi toutes les politiques que je l’avais supplié d'entreprendre au cours des 20 dernières années. L'Allemagne est capable, après tout, de respecter l'engagement de l'OTAN de consacrer 2 % de son PIB aux dépenses de défense. Mieux encore, après une génération d'atrophie des systèmes d'armement allemands, Scholz a réservé 100 milliards d'euros pour remettre à niveau l'équipement militaire.
De même, dans le domaine de la politique énergétique, de grands changements sont en cours. Berlin a en effet abrogé de facto le projet de gazoduc Nord Stream 2 avec Moscou, après que des décennies de plaidoyers occidentaux en ce sens sont tombés dans l'oreille d'un sourd. De manière tout aussi significative, la dérive isolationniste de l'Allemagne a été freinée, le pays revenant résolument dans le camp atlantique dominé par les États-Unis. Autrement dit, en 10 jours, l'Allemagne a connu plus de mouvements stratégiques qu'au cours des 20 dernières années.
Au niveau supérieur européen, le changement de cap de l'Allemagne change la donne. Tout d'un coup, l'Europe ne sera pas militairement impuissante à moyen terme. Au contraire, avec une Allemagne réarmée et une France déjà militairement capable, elle constituera une force stratégique à prendre en compte. La dérive stratégique collective de l'Europe vers le neutralisme ou le chaos est également terminée. Elle est désormais solidement ancrée dans le camp atlantique.
Il y a certainement de nombreux obstacles sur la route, et des changements aussi profonds ne se feront pas en ligne droite. Mais cela ne diminue en rien l'importance capitale de ces derniers jours. Pour la première fois dans ma vie professionnelle, la position stratégique à moyen terme de l'Europe dans le monde connaît un regain de risque politique décisif.
Le Dr John C. Hulsman est président et associé directeur de John C. Hulsman Enterprises, une importante société de conseil en risque politique mondial. Il est également chroniqueur principal pour City AM, le journal de la ville de Londres. Il peut être contacté via chartwellspeakers.com.
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com