PARIS : La perspective d'un recommencement brutal pour l'humanité, une «remise à jour» dans un futur peu engageant, hante le dessinateur Enki Bilal, qui sort mercredi le tome 3 de sa bande dessinée «Bug».
Triple actualité mercredi pour l'auteur de science-fiction: outre cette suite à «Bug», il publie, également aux éditions Casterman, un livre d'entretiens avec Christophe Ono-dit-Biot intitulé «Sublime chaos» et il inaugure une exposition au Musée de l'homme à Paris, qui lui a laissé carte blanche.
Dans son long échange (illustré) avec l'écrivain et journaliste, Enki Bilal revient sur son parcours, de Belgrade au jury du festival de Cannes en passant par La Garenne-Colombes, en banlieue parisienne. Et il évoque sa vision d'un avenir bien sombre.
«Je crois vraiment que notre monde va subir sous peu une sacrée remise à jour! Pour ne pas dire un effet de table rase», affirme-t-il.
Ce ne serait pas la «Grande réinitialisation» («Great Reset») promue par le Forum économique mondial à l'occasion de la pandémie de Covid-19, mais un changement d'idéologies dominantes.
«Je pense à une remise à jour culturelle, intellectuelle, qui est en cours. Pour moi, l'idéologie wokiste fait partie de cette remise à jour. Je ne porte pas de jugement de valeur là-dessus, je dis que c'est en cours», commente-t-il, interrogé par l'AFP dans son atelier du quartier des Halles à Paris.
Cette rupture, «c'est le sujet de +Bug 3+: l'absence de transmission, et la mémoire, précisément la mémoire du siècle dernier», ajoute-t-il.
«Bug», dont l'intrigue se déroule en 2041, raconte une panne informatique mondiale qui enraye tous les ordinateurs et systèmes d'information. Elle force à circuler, par exemple, dans des voitures anciennes où l'électronique tient un rôle limité. Et la culture historique s'étant largement évaporée, l'humanité, sans sa béquille numérique, se trouve privée de repères.
«Le mal est tentant»
Dans ce tome 3, la cavale se poursuit pour l'homme qui conserve la connaissance du monde numérique, Kameron Obb, grâce au «bug» (la «bestiole», en anglais) qui vit en lui. Il est l'homme le plus recherché de la planète.
«Ce personnage, je le découvre, petit à petit. Il a hérité de toute la mémoire du monde, parce qu'il a en lui cet alien, qui est comme un disque dur. Pour l'instant, tous les pouvoirs qu'il a, il en use pour des choses encore dérisoires. Mais comment va-t-il en jouer? Pour le bien ou pour le mal? Le mal est tentant...», explique le créateur.
Enki Bilal songe à faire «cinq tomes, peut-être dix»: il connaît l'épilogue, mais pas tous les développements. Comme dans «Le Sommeil du monstre», qui en 2006 parlait indirectement de la guerre de Yougoslavie, «Bug» parle depuis 2017 de notre époque. Et la pandémie a montré combien elle était imprévisible.
Cette troisième livraison imagine, par exemple, l'île italienne de Lampedusa devenue une sorte d'Ellis Island européenne, «le filtre d'une émigration gérée tant bien que mal».
«Je n'invente rien, c'est notre présent», fait valoir le dessinateur, qui se définit lui-même comme «tchéco-bosniaque grandi en Serbie et exilé en France, (...) mélange de tout».
Selon lui, «la grande mutation, on va y avoir droit, mais pas comme dans la théorie fumeuse du grand remplacement. Elle sera de nature humaine et naturelle: c'est le réchauffement climatique qui va faire que les populations vont se déplacer, comme de tout temps, depuis que l'humanité existe, elle qui a su s'adapter aux conditions climatiques».