Pour justifier l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le président, Vladimir Poutine, a accusé le gouvernement de Kiev de commettre un génocide dans la région du Donbass. Après l'invasion, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a affirmé que les attaques russes avaient «montré des signes de génocide» et a demandé à la Cour pénale internationale (CPI) d'enquêter.
Le terme «génocide» est souvent utilisé de manière imprécise, alors que celui qui l’utilise fait en réalité référence à des massacres ou à des meurtres aveugles. Aussi mauvais et terribles que soient ces actes, ils ne constituent pas en soi un génocide, qui a une définition juridique très précise, formulée dans la Convention sur le génocide de 1948: «L'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux.»
L'utilisation interchangeable des termes «génocide» et «meurtre de masse» obscurcit la signification du premier et sert les intérêts de nombreux pays qui ont commis un génocide sur lequel ils ne souhaitent pas revenir.
Aux États-Unis, par exemple, amener les Américains à s'intéresser à leur propre histoire de manière sérieuse et objective est actuellement l'une des tâches les plus délicates sur le plan politique. De l'histoire et de l'héritage de l'esclavage aux monuments confédérés, pratiquement tous les appels à un examen objectif de l'histoire de ce pays ne sont pas contestés.
Mais nous payons le prix fort en refusant de nous confronter à notre passé de manière honnête. Sur le plan national, ce refus signifie que nous sommes volontairement hermétiques à l'héritage de siècles de répression et de violations des droits de l'homme. Au cours de la dernière décennie, de plus en plus d'Américains ont commencé à s'intéresser à l'Histoire de l'esclavage et du racisme dans leur pays et sont de plus en plus conscients de l'héritage que cela représente encore aujourd'hui pour les États-Unis et les Noirs américains.
Mais aucune révélation similaire n'a été faite concernant l'histoire et l'héritage du génocide des Amérindiens, avec pour conséquence que les citoyens américains indigènes restent marginalisés, systématiquement exclus du processus politique et des opportunités économiques, et que leurs droits à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur sont régulièrement restreints. Quelques casinos ont conféré des avantages financiers à certains individus et groupes, mais ils n'ont guère réglé le compte moral et politique de plus de quatre siècles d'oppression, d'effacement et de destruction physique et culturelle. Le problème fondamental est que, tant que cette histoire n'aura pas été déterrée, réfléchie dans le discours politique public et intégrée par le grand public, de nombreux citoyens américains resteront marginalisés, lésés et souvent encore directement opprimés, et notre union en sera d'autant moins parfaite.
Sur le plan international, le prix à payer est encore plus élevé. La place dominante de l'Amérique dans le monde après la Seconde Guerre mondiale était fondée sur un leadership moral. Et il ne s’agissait pas de la simple rhétorique du vainqueur: si l'Amérique s'est dotée du solide réseau d'alliés qui l'a propulsée vers une position hégémonique dans le monde après la guerre, c'est parce que tous ces pays ont également vu en nous une force du bien. Ils croyaient autant que nous en «l’évidence de notre destin».
Amener les Américains à s'engager dans leur propre Histoire de manière sérieuse et objective est actuellement l'une des tâches les plus délicates sur le plan politique.
Dr. Azeem Ibrahim
Mais le monde a beaucoup changé depuis la fin de la guerre froide. Entre la guerre en Irak, la crise financière de 2008, les échecs de l'Amérique lors du Printemps arabe et la présidence Trump, aucun autre pays ne croit encore en notre autorité morale et notre leadership. Ils peuvent encore respecter notre puissance militaire brute, mais nous connaissons tous déjà les limites de ce type de puissance depuis l'Irak et l'Afghanistan. Sans ce leadership de principe pour le monde, et sans la foi internationale en notre objectif moral, l'Amérique ne bénéficiera plus jamais de l'alliance de bonne volonté et de l'objectif juste qui constituait le «monde libre» – et elle ne conservera donc pas l’hégémonie mondiale dont elle a bénéficié dans l'après-guerre.
Lorsque, l'année dernière, les États-Unis ont déclaré que la situation au Xinjiang constituait un génocide, Pékin a répliqué en évoquant cette même Histoire. Lorsque Joe Biden a reconnu le génocide arménien, Ankara a eu la même réplique. L’analyse de l'administration Biden est judicieuse: la seule façon de protéger et de renforcer le rôle de l'Amérique dans le monde – ainsi que sa sécurité nationale et ses intérêts mondiaux – est que le monde nous considère à nouveau comme une force du bien et comme les leaders moraux qui défendent les droits de l'homme et le droit international. Mais c’est honnêtement impossible sans exorciser les démons génocidaires de notre propre histoire. Il est trop facile pour nous de critiquer les autres pour leurs crimes contre l'humanité, alors que nous refusons de regarder l’image que nous renvoie le miroir – et que tout le monde peut voir.
Ce texte est la traduction d'un article paru sur Arabnews.com
Azeem Ibrahim est le directeur des initiatives spéciales du Newlines Institute for Strategy and Policy à Washington D.C. et l'auteur de The Rohingyas : Inside Myanmar's Genocide (Hurst, 2017). Twitter : @AzeemIbrahim
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.