DUBAÏ: Cela fait un bon moment qu’un film en langue arabe n’a pas été au centre des conversations à travers le monde arabe, comme l’est actuellement Perfect Strangers. Ce premier film Netflix en langue arabe – une adaptation de l'original italien primé portant le même titre – a fait le tour de la région depuis qu’il a été lancé le 20 janvier, suscitant à la fois des éloges enthousiastes pour ses performances exceptionnelles et un débat acharné autour des sujets qui y sont abordés.
Perfect Strangers, dirigé par le réalisateur libanais Wissam Smayra, met en scène certains des acteurs les plus célèbres de la région, notamment les Égyptiens Mona Zaki et Eyad Nassar ainsi que les Libanais Georges Khabbaz, Diamand Bou Abboud, Nadine Labaki, Adel Karam et Fouad Yammine.
La scène se déroule lors d'un dîner auquel sont conviés des amis égyptiens et libanais qui décident de jouer à un jeu : chacun doit poser son téléphone sur la table et montrer au reste du groupe tous les appels et les messages qu’il reçoit. Ce jeu, qui s’avère assez divertissant au départ, ne tarde pas à se transformer en un véritable drame quand des vérités blessantes éclatent au grand jour.
Le film a déjà suscité la controverse sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, il est qualifié par certains de «dégradant» et est accusé de vouloir «imposer des principes occidentaux au sein d’une société conservatrice.»
Selon le magazine The Hollywood Reporter, cette colère a trouvé son origine en Égypte. L’avocat égyptien Ayman Mahfouz aurait, à titre d’exemple, affirmé que le film n’était autre qu’«un complot visant à perturber la société arabe.»
«Il est vrai que le film touche à des sujets tabous, mais ce n’est pas là la question», dit Zaki, la plus grande star du cinéma égyptien. Il s’agit surtout des secrets qui se cachent dans nos téléphones, ces secrets que mêmes les personnes qui nous sont les plus proches ignorent.»
Bou Abboud a également défini l’idée principale du film : «Il s’agit de voir à quel point nous pouvons dévoiler nos secrets à nos amis les plus proches sans être jugés.»
«Nous avons abordé chaque sujet sans jugement», a ajouté Smayra. «Nous n’essayons de rien prouver. Nous ne faisons que dépeindre la réalité et les interactions humaines qui en découlent.»
Le film constitue un vrai tournant. C'est un drame grand public parfaitement accessible qui a atteint une audience mondiale et qui s’est hissé à la tête du classement de Netflix dans des pays comme la France, prouvant ainsi que le cinéma arabe connaît un moment charnière aussi bien en termes de qualité que de popularité, aux niveaux régional et international.
«Le cinéma arabe devient de plus en plus respecté. Je pense que c’est une étape importante», dit Labaki, réalisatrice de Capharnaüm nommée aux Oscars.
Pour que le film soit caractérisé par un style naturaliste, Smayra l’a abordé comme une pièce de théâtre, répétant le script du début jusqu’à la fin avec ses acteurs pendant des semaines, et filmant l'ensemble du projet de manière chronologique plutôt qu’en désordre, comme il est le cas pour la plupart des films.
Pendant le tournage, Smayra et les acteurs se réunissaient chaque jour sans costume et sans maquillage pour répéter la scène du jour (qui était d’environ 10 minutes) 20 à 30 fois d'affilée pendant des heures jusqu'à ce qu'elle soit maîtrisée, puis il passaient à la scène du soir.
«C'est à ce moment-là que vous vous rendez compte que vos acteurs sont extraordinaires», affirme Smayra. «Ce sont d’incroyables génies. J’ai assisté à quelque chose de magique.»
«Nous avions deux caméras. Chaque jour, le tournage durait trois ou quatre heures», poursuit-il. «C'était de la folie. Je voyais bien qu’ils étaient épuisés à la fin de chaque tournage».
«Pourtant, nous étions uniquement assis autour d’une table!» s’exclame Zaki. «C’était une grande charge émotionnelle.»
«C’était facile pour moi», dit Karam, co-vedette qui a aussi joué dans le film L’insulte nommé aux Oscars, un sourire aux lèvres.
Les acteurs étaient surtout fatigués parce qu’ils ne pouvaient pas se reposer. À cause des nombreuses caméras portatives et du genre de l’histoire, chaque vedette devait rester dans la peau de son personnage.
«La façon dont le film a été tourné est très importante. L’acteur devait toujours être présent, même s’il n’avait pas de rôle à jouer, même s’il savait qu’il n’allait pas prendre la parole pour un bon moment», explique Labaki. «Nous n’étions pas seulement présents en tant que personnages. Nous assistions à toutes les performances – ces performances si réelles qu’on s’y sent impliqué, qu’on s’y identifie. C’était vraiment fascinant.»
Smayra, qui, comme Labaki, a commencé sa carrière en réalisant des clips musicaux au Liban au début des années 2000, a déjà travaillé avec la réalisatrice lorsqu’il s’est chargé de la production exécutive de Capharnaüm. Et, bien que ce soit son premier long métrage, il a fait preuve d'une présence discrète mais assurée, et n’a jamais compté sur sa collègue réalisatrice comme d'autres l'ont fait.
«Je n’ai jamais eu l’impression de travailler avec un réalisateur débutant», confirme Labaki. «Je savais depuis le départ que tout allait bien se passer. J’étais entre de bonnes mains. Grâce à cela, j’ai pu me concentrer sur mon rôle. Je voulais faire de mon mieux pour mon personnage, pour tous mes collègues, parce que tout le monde jouait si bien! J’ai senti que je devais être à la hauteur des attentes, parce que la barre avait été placée haut. J’ai vraiment aimé toute cette aventure.»
Pour Nassar, vedette d’Égypte, ce qui est impressionnant, c’est que rien n’a été perdu dans la traduction. Toute la puissance qu’il a ressentie au moment du tournage est apparue sur l’écran lors du montage final.
«J’ai dit à Wissam : ‘Tu es un magicien’. En tant qu’acteur, je suis conscient des subtilités que j’ai apportées lors du tournage et j’ai pu distinguer les meilleurs moments des autres acteurs. En regardant le film, j’ai vu que rien n’y manquait. Le pouvoir de chaque acteur a été préservé. Rien n’a été perdu dans le montage. [Le réalisateur] a tout vu. Je n’ai jamais vu un travail si bien fait.»
Nassar dit qu’à sa grande surprise, il n’était plus le même acteur en quittant le plateau. «Après avoir fini de filmer Perfect Strangers et après être rentré en Égypte, je me suis aperçu que je n’étais plus le même acteur. Le fait de travailler auprès de grandes personnalités comme Georges Khabbaz m’a permis de découvrir d’autres façons de jouer le rôle.»
Khabbaz, l'acteur de théâtre le plus connu du Liban, a trouvé que le film constituait un véritable défi, même si c’était le personnage le plus calme et émotif du film et celui qui a vivement été félicité sur les réseaux sociaux pour sa performance.
«Je suis un homme de théâtre», clarifie Khabbaz. «Le théâtre offre un grand espace et me permet de m’exprimer à travers tous les outils nécessaires. Ce rôle était différent. Il était difficile. Pour pouvoir le jouer, j’ai dû dissimuler mes émotions et les dévoiler uniquement sous forme de réactions. J’ai essayé de jouer ce rôle comme un homme oriental, tout en préservant le concept occidental du film. Pour que ma performance soit réussie, je suis devenu un homme de réaction plutôt qu'un homme d’action.»
Alors que certains se demandent pourquoi le cinéma arabe produit des adaptations au lieu de créer de nouvelles histoires originales, chaque membre de l’équipe a veillé à ce que Perfect Strangers réponde à cette préoccupation avec brio, à travers la mise en scène d’une véritable œuvre d'art qui s’impose comme la meilleure version du concept – une version dotée d'un esprit arabe unique – plutôt que comme une façon paresseuse de gagner de l’argent.
«Tout au long du tournage, je me demandais pourquoi nous faisions ce film. Nous avons sans cesse discuté de la façon dont il fallait présenter le contenu en tant qu’acteurs orientaux s’adressant à un public oriental», déclare Nassar. «En fait, la réponse était simple : le dilemme que pose le film touche particulièrement les peuples orientaux. Nous avons donc fini par comprendre pourquoi nous faisions la version arabe de ce film. Finalement, c'était très clair pour nous tous, et ça le sera aussi pour les spectateurs.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com