RABAT : A l'embouchure du fleuve Bouregreg, les bateliers qui assurent la traversée entre Rabat, la capitale du Maroc, et sa ville jumelle Salé dans leurs barques artisanales rament dur pour sauver leur gagne-pain, menacé par l'urbanisation galopante et la crise liée au nouveau coronavirus.
« Nos bateaux font depuis toujours partie de l'histoire des deux villes et pourtant, on n'a aucun soutien, on se sent marginalisés, délaissés », soupire Adil El Karouani, un des 72 « barcassiers » professionnels qui font la navette à la force de leurs bras, de l'aube à minuit, entre les deux rives.
Sa barque en bois, avec sa peinture bleu vif, son parasol à frange, son tapis et ses coussins colorés, est sa fierté. Il a 45 ans et en avait onze quand il a commencé, maintenant il « se bat pour que son métier, hérité de son père, ne disparaisse pas ».
Longtemps préservée du développement urbain par les risques d'inondations, la vie de l'estuaire a été bouleversée par un programme d'aménagement pharaonique lancé en 2006 par le roi Mohamed VI, pour une enveloppe de plus de 1,5 milliard d'euros et avec le concours d'architectes de renom comme Marc Mimram ou Zaha Hadid.
La zone marécageuse remblayée, la construction de viaducs modernes et de programmes immobiliers de prestige agrémentés d'un port de plaisance a transformé le paysage le plus pittoresque de la région. Depuis 2011, une ligne de tramway complète le réseau de bus, facilitant les trajets des milliers d'habitants de la très populaire Salé employés dans la capitale voisine.
Les barques artisanales ont malgré tout gardé leurs habitués. « On respire l’air frais, on marche, c’est mieux que l’embouteillage des taxis ou la cohue du tramway », explique Tarek Skaiti pendant la courte traversée du fleuve, bien plus rapide qu'un trajet en voiture aux heures de pointe.
« Endurance »
En fin de semaine, les quais du Bouregreg attirent des flots de promeneurs et les circuits en barque au pied des remparts de la forteresse médiévale des Oudayas, à l'embouchure du fleuve, sont un passe-temps très populaire.
Mais depuis l'ouverture de la nouvelle « Marina de Salé », des yachts à moteur proposent des tours plus chers et plus rapides, une concurrence « illégale » selon les « barcassiers ». Et des jet-skis sillonnent le fleuve à toute vitesse « sans se soucier du danger », peste Nouredine Belafiq, un patron bourru qui revendique 26 ans de métier.
Malgré ses efforts de séduction, Rabat reste en marge des grands circuits touristiques. Et « avec le corona, il n'y a presque plus de touristes », se désole Driss Boudy, un homme vigoureux de 62 ans qui montre, pour se présenter, sa vieille carte professionnelle.
« Nous, on fait un métier d'endurance: il faut des bras et du coeur pour bouger un bateau d'une tonne et demi avec 400 kg de passagers, surtout quand la marée est forte », plaisante son collègue, Khalid Badkhali.
Ramer, c'est toute sa vie: « j'ai essayé d'autres métiers, mais je suis toujours revenu vers le fleuve », dit ce quinquagénaire tout en soulignant que son activité précaire ne donne droit à aucune couverture sociale.
Sur les quais voisins, les chalutiers qui déchargent leurs sardines entourés par des nuées de mouettes sont le dernier vestige de ce qui fut, jusqu'au début du XXe siècle, le plus grand port fluvial du Maroc.
Appauvris par la crise sanitaire qui paralyse la vie du pays depuis plusieurs mois, les pêcheurs se sentent aussi « marginalisés » que les « barcassiers », selon Adil El Karouani.
« Beaucoup ont perdu leur emploi et certains partent clandestinement avec leurs bateaux », dans l'espoir de rallier les côtes espagnoles, assure-t-il.
Selon la presse locale, les départs clandestins depuis la côte atlantique se sont multipliés ces derniers mois, avec le renforcement de la surveillance maritime en Méditerranée.
Les tarifs pratiqués pour les traversées clandestines vont de 2000 à 4000 euros par passager.
La traversée en barque entre Rabat et Salé, elle, coûte 2,5 dirhams (environ 0,2 centimes d'euros), comme l'indique un panneau délavé, sur l'embarcadère. Le prix fixé par les autorités n'a pas changé depuis des années.