DUBAÏ : La politique étrangère néo-ottomane du président Recep Tayyip Erdogan, qui a ravagé de vastes étendues du monde arabe ces dernières années, menace désormais le Caucase du Sud. Ankara a monté sa rhétorique incendiaire d’un cran, alors qu'une deuxième journée de violents combats entre les forces azerbaïdjanaises et arméniennes s’annonce. Les violences, au cours desquelles au moins 21 personnes ont été tués et des centaines blessées, fait craindre une guerre totale entre les ennemis de longue date.
Alors que les États-Unis ajoutent aux appels au calme et à une solution pacifique, les responsables turcs semblent désireux de tenter leur chance à la guerre. Bien que prévisibles, venant d'un gouvernement qui nie le génocide des Arméniens du temps de l’empire ottoman, les propos des Turcs évoquent fortement la même pathologie politique qui a conduit au massacre de 1,5 million d'Arméniens entre 1915 et 1923.
«Nous soutiendrons nos frères azerbaïdjanais de tous nos moyens dans leur lutte pour protéger l’intégrité de leur territoire», a déclaré Hulusi Akar, ministre turc de la Défense, dans un communiqué, ajoutant notamment: «Le plus grand obstacle à la paix et à la stabilité dans le Caucase réside dans l’agression arménienne, et l’agression doit cesser avant qu’elle ne mette le feu à toute la région ».
Des affrontements intenses se sont poursuivis dans la nuit de dimanche à lundi le long du Haut-Karabakh, une région montagneuse arménienne contestée, principalement ethnique qui a déclaré son indépendance et déclenché une guerre au début des années 1990 qui a fait 30000 morts. La région est toujours considérée comme azérie par la communauté internationale. Le différend territorial est à l'origine des combats meurtriers qui ont éclaté en 2016, et à nouveau il y a quelques mois.
«passifs agressifs»
Dans une série de tweets, Thomas de Waal, chercheur senior à Carnegie Europe spécialisé dans le Caucase, a déclaré : «L'Azerbaïdjan, perdant du conflit des années 1990, est le plus motivé pour à recourir à l'agression militaire et redistribuer les rapports de force sur le terrain. C'est l’explication quasi-certaine de ce qui s’est passé dimanche. Et effectivement, ils ont probablement choisi un moment où ils pensaient que le monde serait distrait. »
«Mais cela ne signifie pas que la partie arménienne veut la paix. Pendant longtemps, ils ont rejeté toute forme de discussion réelle sur le conflit. La façon dont ils qualifient le territoire qu’ils occupaient en dehors du Haut-Karabakh dans les années 1990 de «libéré» leur donne un air «passifs agressifs», et complices dans la violence » poursuit de Waal.
Les analystes affirment que les failles religieuses révélées par le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ont créé une brèche dans le Caucase du Sud qui allèche Erdogan et ses ambitions d’influence. La politique étrangère expansionniste du premier ministre turc s'adresse à un électorat qui compte des islamistes purs comme des ultranationalistes laïques.
Lundi, Erdogan a fait écho au message de son ministre de la Défense en déclarant sur Twitter : «J'appelle le peuple arménien à prendre son avenir en main et à se lever contre ses dirigeants qui l’entraînent vers la catastrophe, ainsi que contre ceux qui l'utilisent comme des marionnettes. Nous appelons aussi le monde entier à soutenir l’Azerbaïdjan dans sa bataille contre l’invasion et la cruauté. »
Des journalistes en Turquie ont repris les propos du premier ministre et appelé à l'utilisation de la force militaire contre l'Arménie pour protéger les intérêts azerbaïdjanais. Ibrahim Karagul, rédacteur en chef du journal pro-gouvernemental Yenisafak, a suggéré larguer un «missile au milieu d'Erevan (capitale de l'Arménie)» pour illustrer la solidarité turque avec l'Azerbaïdjan, en ajoutant : «Nous pourrons ainsi construire une armée islamique du Caucase en moins de cent ans. »
Les responsables arméniens affirment que des troupes turques sont restées en Azerbaïdjan après s’être rendu au pays pour des exercices militaires à grande échelle en août. Selon des sources de la milice kurde YPG, des centaines de mercenaires syriens ont été déplacés à travers la province de Kilis, dans le sud-est de la Turquie. Des membres de l'Armée nationale syrienne (SNA) affirment que jusqu'à «1 000 djihadistes» oeuvrent en Azerbaïdjan.
Mercenaires
Hikmet Durgun, un journaliste turc, a déclaré que des militants de la SNA sont probablement déployés dans le Haut-Karabakh, d'autres estiment que certains mercenaires sont issus de factions syriennes soutenues par la Turquie sur le champ de bataille libyen. Les combattants syriens auraient été recrutés par l’intermédiaire de l'agence de renseignement turque, offerts un salaire mensuel de 2 000 dollars, et transportés via des avions de ravitaillement militaires turcs vers les villes azéries de Ganja et Bakou en utilisant l'espace aérien géorgien.
«Il y a environ un mois, des rumeurs se sont répandues sur WhatsApp parmi les combattants de la SNA selon lesquelles ils pouvaient s'inscrire pour se rendre en Azerbaïdjan. Beaucoup se sont enregistrés sur WhatsApp, d'autres dans des bureaux situés dans les zones contrôlées par la Turquie. Les combattants se sont enregistrés en raison des rumeurs de salaires alléchantes de 2 000 à 2,5 000 dollars », a déclaré Elizabeth Tsurkov, membre du Center for Global Policy, sur Twitter.
Idlib Post, un site d'information, a publié une photo qui montre un groupe de 300 combattants supposés de la SNA au moment de leur départ d'Alep pour l'Azerbaïdjan, via la Turquie. Les hommes ont été sélectionnés principalement dans la division Hamza, un groupe rebelle qui fait la loi turque par procuration dans les opérations dans le nord de la Syrie, selon Lindsey Snell, journaliste primée.
Un assistant du président azerbaïdjanais Ilham Aliyev a vigoureusement nié lundi que la Turquie ait envoyé des combattants de Syrie dans le Caucase du Sud.
«Les rumeurs selon lesquelles des militants syriens auraient été redéployés en Azerbaïdjan constituent une autre provocation de la part des arméniens, c’est d’une absurdité totale», a déclaré l'assistant, Khikmet Gadzhiev.
Décision stratégique
Cependant, Paul Antonopoulos, expert régional, croit qu'il existe de solides éléments qui prouvent que la Turquie a transféré des militants du nord de la Syrie, et qu’elle les utilisera comme elle les a utilisé en Lybie.
«La Turquie soutiendra sans équivoque l'Azerbaïdjan de toutes les manières possibles, à l'exception d'une intervention militaire directe. Le solide soutien diplomatique de la Turquie à l’Azerbaïdjan se poursuivra, ainsi que l’aide matérielle et les renseignements », a-t-il déclaré à Arab News.
«J'estime que lorsqu'il y aura suffisamment de pression internationale, la Russie et la Turquie interviendront pour mettre un terme temporaire aux hostilités.
«L'Arménie est un État membre de l'Organisation du traité de sécurité collective, une alliance militaire eurasienne dirigée par la Russie. Ceci devrait dissuader la Turquie d'intervenir militairement directement, et le conflit reste ainsi contenu entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan.
Dans ce contexte de tensions géopolitiques grandissantes, De Waal de Carnegie Europe estime qu'en fin de compte, il appartient aux Arméniens et aux Azerbaïdjanais «de prendre la décision stratégique de traiter les uns avec les autres et de suivre un plan qui implique des concessions» et conduit à la paix.
"Cela arrivera un jour - mais l'effusion de sang retarde moment, et créé un climat d'insécurité et de peur mutuelles", a-t-il déclaré sur Twitter.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com