PARIS : Simple porte-parole ou responsable plus impliqué qu'il ne le dit ? Écroué en France depuis bientôt deux ans, une ancienne figure d'un groupe rebelle islamiste, accusé de torture et complicité d'enlèvements en Syrie, clame son innocence contre les accusations des parties civiles.
«C'est un dossier qui tourne en rond, avec un homme qui tourne en rond en prison», soupire Me Romain Ruiz.
Avec son confrère Raphaël Kempf, il défend Majdi Nema, arrêté en France en janvier 2020. De son nom de guerre Islam Alloush, ce Syrien né en 1988, ancien officier de l'armée syrienne qui a fait défection en 2012, a été le porte-parole du groupe Jaysh al-Islam (Armée de l'Islam, JAI), formé au début de la guerre civile pour combattre le régime de Bachar al-Assad.
Avec plus de 20.000 combattants, ce mouvement islamiste d'obédience salafiste, farouchement opposé au groupe État islamique, a contrôlé avec d'autres factions rebelles la région de Ghouta orientale (sud), aux portes de Damas, de 2011 à avril 2018.
Selon la Fédération internationale des droits de l'Homme (FIDH), il y faisait «régner la terreur» dans la population civile en pratiquant torture, enlèvements ou recrutement d'enfants-soldats.
En juin 2019, la FIDH, la Ligue des droits de l'homme (LDH), le Centre syrien pour les médias et la liberté d'expression (SCM) et des proches de victimes ont porté plainte à Paris pour «torture», «crimes contre l'humanité et «crimes de guerre» contre des membres de JAI.
La compétence universelle de la justice française l'autorise à poursuivre et juger un étranger pour certains crimes s'il est en France.
De passage dans le pays quelques mois plus tard avec un visa étudiant en poche, Majdi Nema a été interpellé à Marseille par l'Office de lutte contre les crimes contre l'humanité (OCLCH), la section de recherches de Marseille et les «super-gendarmes» du GIGN.
- «Décideur ?» -
Mis en examen pour «actes de torture et complicité», «crimes de guerre» et «complicité de disparitions forcées» de 2013 à 2016, il a été écroué.
La justice le soupçonne notamment d'avoir participé à l'enlèvement, avec son groupe, de l'avocate et journaliste syrienne Razan Zeitouneh et de trois autres militants syriens le 9 décembre 2013. Ils n'ont plus donné trace de vie depuis.
Mme Zeitouneh, Prix Sakharov pour son implication dans le soulèvement contre Bachar al-Assad, critiquait les violations des droits humains par toutes les parties au conflit, dont JAI.
«Nous avons beaucoup de preuves contre lui, que nous pourrons exposer lors du procès», assure à l'AFP Mazen Darwish, directeur de SCM réfugié en France.
Majdi Nema, proche du fondateur de JAI Zahran Alloush, était «plus qu'un porte-parole, il faisait partie des décideurs» du groupe, assure-t-il, et doit ainsi endosser la responsabilité des crimes commis.
Le Syrien conteste les faits, affirmant notamment avoir quitté la Ghouta orientale en mai 2013, sept mois avant les enlèvements qu'on lui reproche, pour Istanbul. Il y a repris ses études tout en poursuivant son activité de porte-parole, dont il a démissionné en 2016 avant de quitter le groupe rebelle en 2017.
Depuis son arrestation, il a été interrogé au moins huit fois par les deux juges d'instruction chargées du dossier et une dizaine de témoins ont déjà été entendus.
Sa détention provisoire est régulièrement prolongée. En juillet dernier, lors d'une audience publique devant le juge des libertés et de la détention (JLD) à laquelle l'AFP a assisté, le parquet a invoqué les risques de «pression» sur les témoins.
- «Dossier à charge» -
«L'existence de menaces et le climat de peur pesant sur des personnes désirant être entendues» ont été «actés» dans la procédure, a insisté la représentante du ministère public. Et «l'exploitation de son téléphone portable a montré l'étendue de ses contacts. Il voyageait beaucoup, donc le risque de fuite est élevé», a-t-elle ajouté.
Dans le box, l'homme, carrure massive, front dégarni et fine queue de cheval sur la nuque, a dénoncé «une affaire politique», estimant qu'«aucun élément» ne l'accablait dans le dossier.
Majdi Nema a affirmé que s'il n'avait pas été arrêté, il serait «en train de préparer une thèse de doctorat à King's College, l'une des meilleures universités au monde dans le renseignement et la sécurité internationale».
Ses avocats ont fustigé un dossier mené uniquement «à charge», avec des interrogatoires «lunaires» et émaillés de problèmes de traduction, et rejeté les accusations de pression sur les témoins.
Majdi Nema est un étudiant «brillant», qui s'est intéressé au droit de la guerre et a souhaité «réguler» les actes de son groupe opposé au régime syrien, ont-ils expliqué à l'AFP, indiquant que, dans son ordinateur, les enquêteurs de l'OCLCH avaient découvert «des mémos» rédigés en ce sens pour les combattants de JAI.
Selon l'Observatoire syrien des droits de l'Homme (OSDH), interrogé par l'AFP, son travail de recherche en France «était censé contribuer à une conférence à Doha sur les groupes armés dans le monde».
- Compétence universelle -
Mes Kempf et Ruiz attendent toujours qu'une requête en annulation de sa mise en examen, déposée en juillet 2020, soit examinée par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris.
Pendant ce temps, «on fait penser aux victimes, aux proches de victimes que la France est capable de leur offrir la justice alors qu'elle n'est peut-être pas compétente», a déclaré Me Kempf devant le juge chargé de statuer sur la détention de Majdi Nema.
Dans leur requête, les avocats font valoir que leur client ne pouvait être poursuivi en France pour «complicité de disparition forcée» car la compétence universelle dans ce cas «n'est applicable que si ce crime est le fait d'agents étatiques ou de personnes agissant avec l'autorisation, l'appui ou l'acquiescement de l'Etat».
Or, JAI n'est pas un groupe étatique, ont-ils rappelé.
«Le système judiciaire français se croit légitime à juger des dossiers sans en avoir les moyens», expliquent aussi les deux conseils. «C'est noble, mais nous n'avons pas les moyens de faire fonctionner des commissions rogatoires internationales dans des pays avec lesquels il n'y a pas de coopération judiciaire, comme la Syrie».
«Les attaques contre la compétence universelle visant à délégitimer ce mécanisme sont récurrentes», rétorque Me Clémence Bectarte, avocate de la FIDH, rappelant que la justice française reste le seul recours pour les victimes qui ne peuvent déposer plainte en Syrie.
«La compétence universelle est en plein essor et a démontré qu'il était possible de poursuivre et juger des responsables de crimes internationaux sur ce fondement», poursuit-elle, faisant allusion à deux procès sur le génocide au Rwanda qui ont abouti à des condamnations définitives.
«Il est venu étudier en France, cette dernière a la responsabilité de le poursuivre», martèle Mazen Darwish. Les avocats de Majdi Nema «essaient de faire de ce criminel un nouveau Che Guevara, c'est incorrect et malhonnête».