PARIS: Auteur du « Capital du XXIème siècle », traduit en 40 langues, l'économiste Thomas Piketty a répondu aux questions de l'AFP à l'occasion de la parution jeudi d'"Une brève histoire de l'Egalité", un ouvrage qui veut être une invitation optimiste à l'action.
Q: Pourquoi avoir privilégié pour ce livre l'évolution de l'égalité sur le temps long ?
Thomas Piketty: Je montre que le mouvement vers l’égalité sociale, économique et politique est une tendance de long terme, et qui n'est pas prêt de s’arrêter. Il débute avec la Révolution française et la révolte des esclaves à Saint Domingue, qui marquent le début de la fin des sociétés de privilèges et des sociétés esclavagistes et coloniales. La marche vers l'égalité s'est toujours nourrie des révoltes contre l'injustice, à l'intérieur des pays comme au niveau international. Il en ira de même à l'avenir.
Q: Que faudrait-il pour que cette cause progresse à nouveau ?
R: On a inventé depuis quelques décennies un droit quasi sacré à faire fortune en utilisant les infrastructures publiques d'un pays, son système sanitaire et éducatif, etc., puis à transférer ses actifs dans une autre juridiction en laissant la facture au reste de la population. Il faut mettre fin à la libre circulation des capitaux sans contrepartie fiscale ou sociale. Et l'on ne peut pas attendre l'unanimité pour cela: chaque pays doit sortir unilatéralement de ce système, tout en proposant aux autres des cibles explicites et quantifiés de justice fiscale et sociale et des assemblées transnationales pour les atteindre. C'est ce que j'appelle le souverainisme universaliste.
Q: Peut-on imposer des contraintes environnementales fortes à des pays qui veulent d'abord rattraper un retard de développement ?
R: Les 1% les plus riches de la planète émettent plus de carbone que les 50% les plus pauvres, soit près de 4 milliards de personnes vivant dans les pays qui vont subir en premier les conséquences des modes de vie les plus riches. Une taxe carbone proportionnelle frappant de la même façon les pauvres et les riches - et en pratique exonérant souvent ces derniers - n'est pas la solution et ne fera que conduire à de nouvelles révoltes, au Nord comme au Sud. Seule une forte réduction des inégalités et une importante mise à contribution des plus riches permettra de sortir de ces contradictions.
Q: La Chine avec son développement spectaculaire n'est-elle pas devenue un modèle pour les pays pauvres, en dépit du creusement des inégalités que le président Xi Jinping dit aujourd'hui vouloir réduire ?
R: Les inégalités ont énormément progressé en Chine depuis 30 ans. Quoi qu'en dise Xi Jinping, les choses n'ont fait que s'aggraver depuis son arrivée au pouvoir (en 2013). Cela dit, la Chine dispose de réels atouts pour séduire les pays du Sud. Pour inverser la vapeur, les pays occidentaux vont devoir sortir de leur arrogance et proposer un modèle alternatif de socialisme démocratique, participatif, écologique et métissé.
Q: Que faire pour éviter que la crise du Covid-19 ne creuse encore davantage les inégalités entre pays ?
R: Les droits sur les vaccins doivent être levés pour que les pays du Sud puissent enfin se mettre à produire. Plus généralement, il est urgent de repenser la fiscalité internationale afin de partager les recettes provenant des multinationales et des milliardaires. D'une part parce que la prospérité des pays riches n'existerait pas sans les pays pauvres et l'héritage esclavagiste et colonial, et d'autre part parce que chaque être humain devrait avoir un droit minimal égal à la santé, à l'éducation et au développement.
Q: De quelle manière souhaitez-vous influencer le débat politique en France durant la campagne présidentielle ?
R: Ce livre est à la fois un livre d'histoire et de sciences sociales et un livre de mobilisation citoyenne. En se penchant sur la façon dont ce mouvement vers l'égalité s'est réellement produit, il est possible de mieux comprendre les luttes et les mobilisations qui l'ont rendu possible. Malheureusement, ce processus d'apprentissage collectif des institutions justes est souvent affaibli par l'amnésie historique, le nationalisme intellectuel et le cloisonnement des savoirs.
Les questions économiques sont trop importantes pour être laissées à une petite classe de spécialistes et de dirigeants. La réappropriation citoyenne de ce savoir est une étape essentielle pour transformer les relations de pouvoir.