DUBAÏ: L’un des moments les plus glorieux de l’histoire du cinéma égyptien c’était quand Omar el-Zohairy est monté sur scène au festival de Cannes le mois dernier pour recevoir le Grand Prix de la Semaine de la critique pour son premier long métrage, Feathers. À cet instant, un cinéaste exceptionnel a acquis une reconnaissance internationale que la forme d’art la plus populaire du pays a rarement obtenue, pour un film hors du commun.
«Franchement, j’étais très surpris», raconte El-Zohairy à Arab News. «Le cinéma égyptien ne reçoit jamais de prix aussi importants à Cannes. Ils ont toujours respecté le cinéma égyptien, mais ils ne nous donnent jamais de prix. C’était vraiment un choc pour moi. Il m’a fallu du temps pour réaliser ce qui se passait. C’était comme un rêve.»
Pour El-Zohairy, ce qui a permis à ce moment de se produire, ce ne sont pas les années qu’il a passées à se battre pour être reconnu, mais bien le contraire. Le cinéaste a vécu ce moment parce qu’il a finalement cessé d’évaluer toute sa valeur personnelle en fonction de son art, et a finalement appris à faire confiance à son instinct.
«Dans le passé, je me mettais trop de pression. J’essayais d’utiliser mes films comme une preuve pour moi-même en me disant que si je réalisais un bon film, cela signifiait que j’étais une bonne personne. Maintenant, c’est le contraire. J’ai ma vie personnelle, et les films font simplement partie de ma vie. Je suis enfin prêt à m’exprimer librement», confie-t-il.
Ce n’est pas la première fois qu’Omar el-Zohairy attire l’attention du festival de film le plus prestigieux. En 2014, son deuxième court métrage intitulé The Aftermath of the Inauguration of the Public Toilet at Kilometer 375, qu’il appelle affectueusement «le film au long titre», était le premier film égyptien à avoir été sélectionné pour le concours Cinéfondation. Bien que son talent fût évident, au fond de lui, il ne se croyait pas encore capable de réaliser un long métrage. Il a décidé que la seule façon d’aller de l'avant était d’arrêter de se demander s’il pouvait le faire ou non et de se fier à son instinct plus que jamais.
«Je me suis dit : “Quand la première idée me vient à l’esprit et que mon intuition me dit que c’est une bonne idée, je vais me lancer”», souligne-t-il.
Quand l’idée lui est venue, elle était simple, mais il ne comprenait pas complètement pourquoi elle l’attirait.
«L’image qui m’est venue à l’esprit était celle d’une femme dont le mari se transforme en poulet. Elle a beaucoup souffert, et quand il revient, elle le tue.»
C’est le principe de base de Feathers, une comédie noire qui utilise l’absurdité de l’idée originale d’Omar el-Zohairy pour nous permettre d’accéder à la souffrance bien réelle des femmes dans les régions rurales d’Égypte.
Le film a un sens visuel qui lui est propre, un ton et une candeur qui signalent l’émergence d’un nouveau grand styliste, le tout associé à la précision dramatique du cinéma-vérité que seuls des acteurs amateurs peuvent apporter.
Pour ajouter à ce réalisme, El-Zohairy n’a même pas donné à ses acteurs un scénario complet. Il s’agissait en partie d’un choix délibéré du réalisateur mais aussi d’une nécessité.
«Certains acteurs du film ne savent pas lire», explique-t-il. « Ils ne sont pas éduqués. L’actrice principale (Demyana Nassar) ne sait ni lire ni écrire, puisqu’elle vient d’un village très lointain où les enfants ne vont pas à l’école. Mais c’était aussi un choix, car je ne voulais pas qu’ils soient des acteurs, je voulais qu’ils soient eux-mêmes.»
Comme beaucoup de cinéastes de la région, El-Zohairy a d’abord été inspiré par les films du légendaire réalisateur Youssef Chahine, décédé il y a treize ans. Mais pour El-Zohairy, si les cinéastes qui ont suivi les traces du célèbre réalisateur ont rarement atteint les mêmes sommets, c’est parce qu’ils n’essayaient pas d’être eux-mêmes. Ils essayaient d’être Chahine, souvent pour plaire à un public étranger hypothétique.
«Chahine avait sa propre identité, mais les gens essayaient juste de copier son identité plutôt que d’apprendre d’elle», affirme El-Zohairy. «Nous avons essayé de plaire à l’Occident avec des œuvres qui ne sont pas originales. Nous étions coincés dans une situation où nous ne savions pas vraiment qui nous étions et ce que nous voulions faire. Ce n’était pas du cinéma.»
Toutefois, il existe plusieurs exceptions à cette règle. El-Zohairy cite plusieurs cinéastes qui, selon lui, auraient mérité autant que lui la plate-forme dont il bénéficie actuellement, notamment Osama Fawzy, un cinéaste iconoclaste méconnu, mort en 2019 à l’âge de 58 ans. Mais il y a définitivement quelque chose de différent dans ce moment.
Omar el-Zohairy appartient à une génération de cinéastes égyptiens – soutenue par des producteurs tels que Mohammed Hefzy, de la société de production cairote Film Clinic, et par des plates-formes telles que Cannes – qui construisent une communauté et un système de soutien financier qui leur donnent le courage d’aller à la recherche de leur propre voix, conduisant peut-être l’Égypte vers un nouvel âge d’or du cinéma.
Ces cinéastes ne tournent pas pour autant le dos au passé. El-Zohairy est parfaitement conscient que, lorsqu’il parvient à se défaire de ses angoisses et à se fier à son intuition, la voix qu’il porte au fond de lui, la voix qu’il appelle la sienne, est une voix égyptienne, façonnée par d’autres voix égyptiennes puissantes qui n’ont peut-être pas eu les mêmes libertés que lui.
«Lorsque j’ai reçu ce prix, j’ai dit au public: “Allez voir nos films”, car le cinéma égyptien mérite d’être découvert. Je suis un produit de notre cinéma, j’aime notre cinéma et j’ai toujours regardé autant de films que je pouvais. J’ai appris les outils dans nos propres écoles de cinéma. Je connais cette culture et mon film est vraiment rempli de culture égyptienne. Il est égyptien au plus profond de lui-même. Mais même si nous honorons le passé, il y a vraiment quelque chose de positif qui se passe aujourd’hui.»
Alors qu’El-Zohairy applique les leçons qu’il a tirées de Feathers à son prochain film, qui est en cours de planification, il s’efforce également de faire en sorte que ces leçons soient apprises par d’autres. Zohairy aspire à une génération de cinéastes égyptiens qui ont confiance en eux, avec autant de voix diverses et variées que possible.
«Je ne veux pas aider au niveau technique, car ils peuvent tout apprendre sur YouTube. Ce que je souhaite vraiment, c’est influencer les autres pour qu’ils puissent réaliser leurs propres films avec la même idée d’intuition. Je veux leur donner de l’espoir et leur dire: “Les gars, vous n’avez pas besoin de stresser.” Il y a beaucoup de gens talentueux, mais ils ne sont pas assez prêts pour exprimer leurs idées parce qu’ils sont timides, ou qu’ils n’ont pas confiance en eux», explique-t-il. «Je veux justement les aider à surmonter cela, comme je l’ai fait moi-même.»
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com