ANKARA: La Turquie a envoyé un signal clair sur son intention de contester les ambitions de la France dans la région en organisant des réunions avec le leader kurde irakien Nechirvan Barzani le 4 septembre.
Le timing choisi par Barzani pour la visite était révélateur, deux jours seulement après celle du président français Emmanuel Macron à Bagdad, venu montrer son soutien à la souveraineté irakienne.
La Turquie et la France sont devenues des rivales régionales suite à leurs grandes divergences à l’égard des enjeux en Méditerranée orientale et concernant les droits sur le gaz en mer.
Dans ce contexte, Barzani, président du Gouvernement régional kurde d’Irak (GRK), a mené une délégation en Turquie où il a tenu une série de réunions. « Les deux parties ont souligné le désir de développer les relations entre la région du Kurdistan et la Turquie, notamment en augmentant le volume des échanges et la coordination économique commune. Ils ont exprimé l'importance des investissements turcs dans divers secteurs de la région du Kurdistan », a déclaré vendredi la présidence de la région du Kurdistan.
L'accord pétrolier entre le GRK et la Turquie autorisant les exportations vers le marché turc a déclenché un conflit entre Bagdad et Erbil concernant les mécanismes de partage des revenus pétroliers.
Selon les médias kurdes irakiens, Barzani a transmis le message du Premier ministre irakien à Erdogan demandant le retrait des troupes turques d’Irak et partageant les détails d’un accord pétrolier bilatéral avec Bagdad. Ankara n'a pas fait de commentaires sur l’issue de la visite.
Samuel Ramani, spécialiste du Moyen-Orient à l’université d’Oxford, pense que les relations de la Turquie avec le Kurdistan irakien sont indépendantes de ses hostilités militaires envers les Kurdes syriens, ainsi que des relations plus vastes qui lient les deux états turc et irakien.
« L'engagement entre Barzani et la Turquie n'est pas très surprenant. Le facteur important est la France. Sous la présidence Macron, elle a tenté de reprendre son rôle d'arbitre entre l'Irak et le GRK.
Paris a cherché à tirer parti des récentes frappes transfrontalières de la Turquie en Irak, qui ont été mal accueillies par Bagdad et considérées comme une violation de leur souveraineté » a-t-il déclaré à Arab News.
Selon Ramani, la France espérait que cetengagement diplomatique - avec trois réunions distinctes entre les responsables irakiens et français ce mois-ci - rapprocherait le GRK de son bercail irakien tout en l’éloignant de la Turquie.
« Mais le GRK accorde, depuis longtemps, beaucoup d’importance à son indépendance en matière de politique étrangère, en tentant constamment d’obtenir un équilibre dans ses relations avec les différents acteurs. Le GRK a fait l'éloge de Qassem Soleimani après sa mort et a parallèlement cultivé des liens avec l'Iran et Israël. Il compte conserver cette position de neutralité vis-à-vis de ce conflit franco-turc. »
Cependant, la visite de Barzani a suscité des critiques de la part de la communauté kurde de Turquie qui lui reproche d’avoir mis l’accent sur le renforcement des relations commerciales plutôt que de tenter de résoudre l’ancestral problème kurde.
Ankara a lancé une opération transfrontalière dans le nord de l'Irak à la mi-juin contre les repaires du Parti clandestin des travailleurs du Kurdistan (PKK), ce qui a provoqué l’ire de Bagdad. Barzani a quant à lui été menacé récemment par le PKK en raison de ses liens avec la Turquie.
Abdulla Hawez, un chercheur indépendant d'Erbil, a déclaré que « la visite semble avoir été planifiée brusquement après la visite de Macron ; c'est un message clair d'Erdogan indiquant que les dirigeants kurdes irakiens resteront dans son orbite et qu'ils ne pourront pas être utilisés par la France dans sa querelle régionale avec la Turquie ».
Bekir Aydogan, spécialiste turc du Kurdistan irakien, confirme. « Compte tenu de la rencontre du président français à Bagdad avec des responsables irakiens, dont Barzani, et de l'accent mis par Macron sur la souveraineté de l'Irak lors de sa visite, il n'est pas exagéré de dire que la Turquie, en accueillant Barzani à Ankara, voulait rappeler à la France qu’elle entretient des relations étroites avec le GRK ».
Le ministère turc des Affaires étrangères a également été sévèrement critiqué pour avoir masqué le drapeau kurde dans les publications faites sur les réseaux sociaux au sujet de la réunion, afin de satisfaire le partenaire nationaliste du gouvernement turc, le MHP (Le Parti d'action nationaliste). Alors que les photos partagées par le ministre des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu sur Twitter ne montrait que des drapeaux turcs et irakiens, celles que Barzani a publié montraient que le drapeau kurde était également présent.
Pour Aydogan, les liens étroits de Barzani avec Ankara et son opposition à la présence du PKK au GRK indiquent que l'emprise de la Turquie sur le Gouvernement Régional Kurde (GRK) est de plus en plus forte. « Malgré le fort sentiment anti-kurde au sein de la politique intérieure turque, comme en témoignent les débats sur la présence du drapeau officiel du GRK lors de la réunion, cette visite a rappelé à Ankara que la région du Kurdistan irakien est toujours un acteur indispensable dans la région », a-t-il conclu.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur www.arabnews.com