PARIS : La prise de contrôle rapide de l'Afghanistan par les talibans a laissé l'Iran et la Turquie, deux poids lourds de la région, face à une situation à risques.
Les deux pays y voient une occasion de renforcer leur influence, mais aucun ne souhaite un nouvel afflux de réfugiés alors qu'ils luttent contre la pandémie de coronavirus et sont confrontés à des difficultés économiques.
Selon les analystes, tout dépendra de la principale inconnue: les talibans adopteront-ils une position plus modérée, propice à une coopération internationale, ou renoueront-ils avec l'extrémisme débridé de leur régime jusqu'à son renversement au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 ?
"La situation représente un risque énorme pour la Turquie (...) L'Iran aura également à perdre si les talibans reviennent à leurs anciennes habitudes et offrent un refuge sûr" aux extrémistes islamistes, a déclaré à l'AFP Asli Aydintasbas, chercheuse au Conseil européen des relations étrangères (ECFR).
L'Iran et la Turquie pourraient tous deux connaître un afflux important de réfugiés, dont beaucoup passent de l'Iran à la Turquie dans l'espoir de rejoindre ensuite l'Europe.
L'un et l'autre accueillent déjà d'importantes populations de réfugiés - 3,6 millions de Syriens en Turquie, 3,5 millions d'Afghans en Iran - et la tolérance de cet accueil est en train de s'épuiser au sein de leur propre population.
La pandémie de Covid-19 a atteint l'Iran de plein fouet, enfonçant un peu plus ce pays frappé par les sanctions dans la crise économique, tandis qu'en Turquie, la croissance économique, qui fut le socle de la popularité du président turc Recep Tayyip Erdogan, s'est encore estompée.
La semaine dernière, M. Erdogan a déclaré qu'il était prêt à rencontrer les dirigeants talibans pour tenter d'instaurer la paix, tandis que le nouveau président iranien Ebrahim Raïssi, partisan d'une ligne dure, a estimé que la "défaite" militaire américaine en Afghanistan était une chance d'instaurer la paix dans le pays.
Mardi, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a parlé de "messages positifs" de la part des talibans concernant la protection des civils et des étrangers, exprimant l'espoir que cela se reflèterait "dans leurs actes" à l'avenir.
Mais les analystes estiment que la prise de pouvoir par les talibans a privé Erdogan d'une carte stratégique précieuse qu'il escomptait jouer, dans l'espoir d'améliorer les relations avec le président américain Joe Biden: la sécurisation militaire de l'aéroport de Kaboul.
"Toute la mission turque est en danger ainsi que l'idée d'utiliser l'aéroport de Kaboul comme levier pour relancer les relations de la Turquie avec Washington", commente Asli Aydintasbas, ajoutant qu'il était "difficile d'imaginer" que les talibans laissent la Turquie contrôler l'aéroport. "Il y a quelques jours, cela semblait être une opportunité en or pour la Turquie. Maintenant, c'est une énorme bombe à retardement", selon la chercheuse.
Et "la question la plus urgente" pour Erdogan est l'éventuel flux de réfugiés à venir en provenance d'Afghanistan alors que, déjà, la présence de longue durée ces dernières années de Syriens dans le pays provoque des remous, relève-t-elle.
Pour l'Iran, les bouleversements afghans ne sont pas non plus forcément entièrement bienvenus, même si Téhéran a atteint son objectif de voir les forces américaines quitter la région, analyse Rouzbeh Parsi, responsable du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord à l'Institut suédois des affaires internationales.
"Le soutien des Etats-Unis aux gouvernements afghan et irakien a été utile à l'Iran dans la mesure où il a permis d'assurer une certaine stabilité et où les États-Unis ont fait le gros du travail", indique-t-il.
Mais l'Iran, très majoritairement chiite, qui partage une frontière de plus de 900 kilomètres avec l'Afghanistan, semble désireux de parvenir à un modus vivendi avec les talibans sunnites, ajoute-t-il.
"L'Iran a depuis un certain temps, pragmatique comme toujours, accepté que les talibans ne vont pas disparaître et qu'aucun étranger ne sera en mesure de les vaincre militairement", explique-t-il.
"L'Iran est un pays lourdement atteint par le Covid, la corruption et une économie chancelante. Sa capacité et sa volonté d'accueillir davantage de réfugiés afghans ne sont probablement pas grandes".
Pour Marc Pierini, chercheur invité à Carnegie Europe et ancien ambassadeur de l'UE en Turquie, l'Europe observe avec anxiété les flux potentiels de migrants après qu'un million de personnes eurent atteint ses côtes, principalement par la Turquie, en 2015, lorsque le conflit syrien était à son apogée.
"Gérer cette urgence nécessitera un degré de coopération humanitaire et de confiance entre l'UE et l'Iran-Turquie, ce qui sera difficile à atteindre", dit-il à l'AFP.