TUNIS: Le régime exceptionnel instauré il y a deux semaines par le président tunisien, Kais Saied, a placé en position délicate son principal adversaire, le parti d'inspiration islamiste Ennahdha, déjà fragilisé et qui tente de survivre au "séisme", selon des experts.
Ennahdha peut-il survivre?
Fondé il y a 40 ans, notamment par l'actuel président du Parlement suspendu Rached Ghannouchi, âgé de 80 ans, le parti Ennahdha a fait son retour sur la scène politique après la révolution de 2011, et a depuis participé à toutes les coalitions parlementaires.
C'est le parti le plus organisé du pays, et le principal bloc à l'Assemblée. Mais depuis 2014, son assise électorale a nettement reculé, passant de 89 députés à 53 sur 217 lors des législatives de 2019, soit un million de voix perdues depuis 2011.
Le parti a vu un nombre croissant de membres faire dissidence ces dernières années, notamment pour réclamer un changement à la tête de la formation politique.
Les divergences internes ont éclaté au grand jour après les mesures exceptionnelles annoncées le 25 juillet par le président Saied, qui a notamment suspendu pour 30 jours le Parlement.
S'appuyant sur un fort mécontentement populaire alimenté par la mauvaise gestion des crises sanitaire et sociale, M. Saied a écarté Ennahdha du pouvoir.
Des cadres ont publiquement accusé la direction du parti d'avoir mis en danger son existence par manque de vision politique.
Ennahdha est "affaibli, après ce fort séisme" qui accentue les "divisions internes entre ceux qui soutiennent Ghannouchi et ceux qui réclament son départ", indique le politologue et professeur en histoire contemporaine, Abdellatif Hannachi.
Certains Tunisiens espèrent que les mesures de Saied marquent la fin d'Ennahdha, rare parti issu de la matrice des Frères musulmans à s'être maintenu au pouvoir dans le cadre démocratique.
Profondément marqué par des décennies de répression sous la dictature de Zine El Abidine Ben Ali, le parti craint une vague d'arrestations, voire son interdiction.
"L'exclure complètement de la scène est difficile" étant donné "son enracinement populaire", estime néanmoins le chercheur en science politique, Mohamed Sahbi Khalfaoui.
Quelles stratégies pour rebondir?
Ennahdha a l'expérience et "la capacité de s'adapter aux crises et de les absorber, parce qu'il est organisé et structuré", souligne M. Hannachi.
En 2013, pointé du doigt après les assassinats de deux opposants de gauche anti-islamistes, Ennahdha, alors au pouvoir, avait quitté le gouvernement pour participer à un dialogue national.
Pour assurer son existence sur la scène politique, il avait ensuite formé en 2014 une coalition avec Nidaa Tounes, un parti se disant laïc.
En 2019, reproduisant ce schéma, Ennahdha s'est allié avec le parti Qalb Tounes de l'homme d'affaires Nabil Karoui, poursuivi par la justice pour blanchiment d'argent.
Le 25 juillet, jour de la prise de pouvoir du président Saied, Ennahdha a sur-le-champ condamné "un coup d'Etat contre la révolution et la Constitution".
Mais jeudi, le conseil de la Choura, principal organe d'Ennahdha, s'est ouvert au dialogue, se disant prêt à une "autocritique" et à des "excuses".
Il s'est engagé à "procéder aux révisions et renouvellements nécessaires de ses programmes et structures directrices".
Ennahdha "s'incline dans la tempête pour la dépasser", selon M. Hannachi.
M. Saied a toutefois répondu par un discours excluant tout "retour en arrière".
"Ce qui s'est passé avec le président a montré Ennahdha dans un état de grande faiblesse: elle ne détient plus, comme dans le passé, les ficelles du jeu politique", selon M. Khalfaoui.
Quel avenir pour Ghannouchi?
Rached Ghannouchi, qui a voulu faire d'Ennahdha un parti "démocrate musulman", reste l'un des principaux symboles de l'islam politique, dans le seul pays qui a poursuivi sa démocratisation après les soulèvements des "printemps arabes".
Des partisans lui attribuent la réussite du retour d'Ennahdha sur la scène politique après 2011, et de la transition démocratique négociée dans le pays.
D'autres lui reprochent son autorité excessive sur le parti, devenu son projet personnel.
Le 11e congrès du parti, censé se tenir en 2020 pour élire un nouveau dirigeant, a été repoussé à 2021, sur fond de fortes divergences autour de l'avenir de M. Ghannouchi.
Le dirigeant historique, qui a achevé fin 2020 le nombre maximal de mandats autorisés, est "devenu un fardeau pour une partie d'Ennahdha et de ses dirigeants", estime M. Hannachi.
Certains veulent l'écarter pour assurer la survie du parti. "Son avenir en tant qu'acteur politique (...) est fini", estime M. Khalfaoui.
Reste à savoir si Ennahdha pourrait se reconstituer sans cette figure centrale.