BEYROUTH: Le 4 août 2020, un incendie au port de Beyrouth provoquait une déflagration des plus puissantes de l'histoire. L'explosion de centaines de tonnes de nitrate d'ammonium a tué plus de 200 personnes, défiguré la capitale libanaise et profondément traumatisé toute une nation.
Le cataclysme a été ressenti jusqu'à Chypre, à environ 200 kilomètres. L'ampleur des dégâts, semblables à ceux d'une guerre ou d'une catastrophe naturelle, a choqué le monde entier.
Mais tout aussi grave que ce qui s'est passé ce jour-là : ce qui n'a pas eu lieu depuis. Aucun coupable n'a été jugé. Bien souvent, les familles des victimes n'ont reçu ni visite ni explication des autorités.
Avec une économie en chute libre, un secteur de la santé ravagé par la pandémie et un avenir assombri par une fuite des cerveaux, le Liban était déjà en passe de s'effondrer avant l'explosion.
« Nous pensions avoir touché le fond. Comment la situation pouvait-elle empirer ? », dit Rima Rantisi, enseignante à l'Université américaine de Beyrouth.
La classe dirigeante, quasi inchangée depuis des décennies, fustigée pour sa corruption et son incompétence, est plus que jamais accusée de laisser couler le pays et d'être déconnectée des réalités.
Un an après la tragédie, le pays n'a toujours pas de gouvernement pour l'extirper de la pire crise socio-économique de son histoire. L'aide humanitaire a afflué de l'étranger pour enrayer la descente aux enfers mais des milliards restent bloqués faute de réformes.
En ce funeste mardi 4 août, peu après 18H00, des centaines de tonnes de nitrate d'ammonium, stockées au port « sans mesures de précaution » de l'aveu même des autorités, ont pris feu et provoqué une explosion souvent classée parmi les plus grandes déflagrations non nucléaires.
En voyant les images du champignon dans le ciel de Beyrouth, difficile de ne pas faire le parallèle avec les bombardements atomiques américains d'Hiroshima et de Nagasaki en 1945.
« Notre vie s'est arrêtée »
Quelle que soit l'origine de l'incendie au hangar numéro 12, c'est l'incurie et la corruption des autorités --qui ont permis le stockage, des années durant, de matières aussi dangereuses près de quartiers résidentiels-- qui ont décuplé la colère de la rue.
« Ce qui m'est apparu clairement ce jour-là (...) c'est que les gens qui dirigent ce pays sont des criminels et des meurtriers », assène Rima Rantisi.
« Après l'explosion, nous avons parfaitement compris : tant qu'ils seront au pouvoir, rien ne s'arrangera. »
Le drame a fait 214 morts, selon un bilan officiel, plus de 6 500 blessés, certains handicapés à vie, et des dizaines de milliers de personnes ont perdu leur logement.
« Notre vie s'est arrêtée le 4 août, nous avons tout perdu », résume Karlen Hitti Karam, qui porte le deuil de son mari, de son frère et de son cousin, tous les trois pompiers, dépêchés au port pour aider à éteindre l'incendie.
« Rien ne peut mettre fin à notre peine et ils me manquent un peu plus chaque jour », ajoute cette veuve de 26 ans.
« Avant l'explosion, l'effondrement économique avait déjà commencé. Ce sont les mêmes personnes qui sont responsables de tout cela. Ils doivent rendre des comptes (...). »
Mais quelle justice possible, dans un pays marqué ces dernières décennies par plusieurs assassinats politiques dont les responsables n'ont jamais été jugés ou même arrêtés ?
Le premier juge d'instruction chargé du dossier de l'explosion, Fadi Sawan, a été récusé en février, après avoir provoqué un tollé au sein de la classe politique en inculpant le Premier ministre démissionnaire Hassan Diab et trois ex-ministres.
Les tentatives de son successeur, Tarek Bitar, de faire de même se heurtent à de nouvelles manoeuvres dilatoires.
Le gouvernement Diab a démissionné quelques jours après l'explosion mais continue de gérer les affaires courantes.
Etat failli
Pour les Libanais, l'explosion du 4 août fut la tragédie de trop.
D'abord les espoirs déçus de la contestation populaire d'octobre 2019, quand la colère avait éclaté contre les dirigeants. Celle-ci n'a pas suffi à déboulonner les seigneurs de guerre, qui ont troqué le treillis militaire pour le costume de politicien au sortir de la guerre civile (1975-1990).
Puis l'effondrement économique qui ne cesse d'empirer, avec une dégringolade de la livre libanaise mais aussi des restrictions bancaires draconiennes inédites qui obligent les épargnants à faire la queue pour espérer accéder à leur argent.
Attente également devant les stations essence et coupures d'électricité insupportables dans la chaleur estivale, avec des délestages qui touchent jusqu'à l'aéroport international de Beyrouth, où les expatriés libanais débarquent avec des valises remplies de médicaments devenus introuvables.
Les hôpitaux mettent en garde contre une catastrophe sanitaire, faute de courant.
Symbole de cette gabegie, le bâtiment de l'Electricité du Liban, éventré par l'explosion, trône encore dans une obscurité quasi totale quand la nuit tombe.
Un semblant de normalité est revenu dans ce quartier de Mar Mikhaïl, où commerces et bars ont rouvert. Mais les autorités n'ont rien fait, ou si peu, pour assister les populations sinistrées et reconstruire une ville meurtrie, laissant une armée de jeunes volontaires et les ONG déblayer les gravats.
Malgré les travaux, les quartiers les plus touchés, qui abritent musées, galeries d'art et joyaux du patrimoine, portent encore les stigmates de cet événement traumatisant.
« Tous ceux que je connais ont des troubles du sommeil et luttent au quotidien, en s'accrochant à ce qui leur reste », affirme Rima Rantisi. « Chaque jour, on se réveille avec quelque chose de pire que la veille. »
Autrefois loué comme « la Suisse du Moyen-Orient », le Liban cumule aujourd'hui tous les attributs d'un Etat failli. Et ceux qui ont connu la guerre civile disent souvent que la crise actuelle est pire.
« Géré par des fous »
Ce déclin, Bernard Hage le raconte dans ses dessins de presse.
« Imaginez un hôpital psychiatrique mal équipé et géré par des fous », est-il écrit sur la quatrième de couverture d'un ouvrage publié récemment.
« Je vois vraiment une dystopie, c'est le seul mot que j'ai pour décrire le Liban (...) C'est ton pire cauchemar et tu n'as aucun contrôle », affirme l'artiste connu sous le nom « Art of Boo ».
Mais comme de nombreux militants de la société civile, il n'a pas totalement perdu espoir.
La solidarité dans la foulée de la tragédie a rappelé que le pouls de la « révolution » de 2019 battait toujours.
Des candidats antipouvoir ont remporté des élections syndicales et certains rêvent même d'une percée aux législatives prévues en 2022.
Mais face à une classe politique indéboulonnable, Bernard Hage mise avant tout sur l'enquête pour voir, enfin, un dirigeant derrière des barreaux.
« Si cette explosion est capable d'en faire tomber ne serait-ce qu'un seul, ce pourrait être le début d'une série. Ce serait le premier domino qui ferait tomber le système. La brèche dans le mur. »