DUBAÏ : Hasna Worshafani, une parajuriste qui réside à Dubaï, n'a pu rendre visite à ses parents dans sa Tunisie natale depuis plus d'un an en raison des restrictions de voyage par avion relatives à la Covid-19.
Car au moment où les restrictions ont commencé à être levées, le pays en Afrique du Nord a été frappé par une nouvelle vague dévastatrice d’infections, ce qui l’a obligée à reporter encore une fois son voyage.
«J’avais prévu de passer l'Aïd Al-Adha avec mes parents. Mais la situation là-bas est mauvaise, et il y a une hausse du nombre de cas de Covid-19. J'ai décidé donc de suspendre mes projets de voyage, le temps que les choses reviennent un peu en ordre», explique la mère de deux enfants à Arab News.
La Tunisie fait partie des cinq États africains en proie à une troisième vague dévastatrice d'infections de Covid-19. Le pays, qui compte une population de 11,69 millions d'habitants, a enregistré plus de 18 600 décès depuis le début de la pandémie en mars de l'année dernière.
Dimanche, des centaines de manifestants se sont rassemblés dans la capitale, Tunis, et d'autres villes pour exiger la démission du gouvernement face aux tourmentes économiques et politiques alimentées par la pandémie.
En fin de journée, le président Kaïs Saïd a annoncé le gel des travaux du Parlement, et la destitution de Hichem Mechichi du poste de Premier ministre.
Les hôpitaux du pays sont aux prises avec une pénurie d'oxygène, ainsi qu’un manque de personnel et de lits dans les services de soins intensifs. Une situation qui a incité l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, la France et l'Égypte, entre autres, à dépêcher du matériel médical d'urgence et des doses de vaccins.
De plus, les autorités n'ont pas réussi à dérouler une campagne de vaccination rapide. Moins d'un million de personnes, soit 8%, de la population sont entièrement vaccinées, alors que le nombre de cas est devenu l'un des plus élevés d'Afrique.
Plusieurs raisons se cachent derrière le pic meurtrier. Toutefois, de nombreux Tunisiens tiennent l’islamiste Ennahda, plus grand parti au Parlement, pour responsable de la détérioration des conditions économiques, sociales et sanitaires depuis son entrée au pouvoir en 2019.
Les analystes estiment que les slogans de la démocratie et du pluralisme proférés par les islamistes en période électorale sonnent en schibboleths. Ils risquent donc de ne pas apaiser les angoisses du public au sujet de l'effondrement du système de santé et de la situation économique fragile.
Les analystes rappellent les foules en liesse qui ont accueilli l'annonce présidentielle de dimanche soir, et les rapports de tentatives d’assaillir les bureaux d'Ennahda dans plusieurs villes. Selon eux, les islamistes tunisiens attendront de voir dans quel sens soufflent les vents politiques avant de jouer leurs muscles. Car dans l'état actuel des choses, le chômage généralisé et la déliquescence des services publics ont miné le soutien public à la démocratie.
Si Ennahda, tout comme la gauche, a appuyé Saïd lors de l'élection présidentielle de 2019, leurs relations se sont dégradées depuis le début de la pandémie. L’impasse prolongée entre le président, le Premier ministre et le chef du Parlement est d’ailleurs considérée comme l'une des principales causes de la réponse officielle bâclée à la dernière vague de Covid-19.
Mechichi, qui a été nommé chef du gouvernement il y a exactement un an, avait dirigé un cabinet récalcitrant secoué de démissions ministérielles et de tensions avec le président Saïd. Quand la flambée du virus a pris d’assaut les hôpitaux ce mois-ci, il a limogé le ministre de la Santé, une décision que beaucoup considèrent insuffisante et survenue trop tard.
La situation actuelle a peut-être aussi ravivé des souvenirs amers chez de nombreux Tunisiens. En effet, dans le passé, un gouvernement de coalition dirigé par Ennahda a été jugé inexplicablement lent à contrer l'une des mobilisations extrémistes les plus meurtrières du monde arabe, après les soulèvements de 2011.
Ansar Al-Sharia en Tunisie avait à l’époque utilisé les amnisties des prisonniers après 2011 pour augmenter rapidement le nombre de ses membres. Mais le gouvernement semblait réticent à s'en prendre trop sévèrement au groupe lié à Al-Qaïda.
En 2013, les assassinats de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, deux dirigeants de l'alliance électorale de gauche du Front populaire, polarisent davantage l'opinion publique locale.
Le gouvernement a finalement désigné l'AST comme organisation terroriste en août 2013, mais beaucoup y ont vu un cas classique de médecin après la mort. Cinq ans plus tard, un groupe d'avocats et de politiciens accuse Ennahda d’avoir commandité les meurtres de Belaid et de Brahmi, et de former une organisation secrète pour infiltrer les forces de sécurité et la justice.
Ces accusations ont été rejetées par le parti.
Depuis, Ennahda est hanté par ce moment d’apathie face au militantisme dans cette période fondatrice de la démocratie tunisienne. Comme le note Aaron Zelin, membre du Washington Institute for Near East Policy, dans un document de recherche du Wilson Center, «Entre 2013 et 2019, des milliers de personnes ont rejoint les mouvements djihadistes à l'étranger.(…) Les Tunisiens ont planifié trois attaques à grande échelle en 2015 et 2016 à partir de la Libye : au musée du Bardo, dans une station balnéaire à Sousse, ainsi qu’une tentative de prendre Ben Gardane, une ville le long de la frontière tuniso-libyenne.
Ceci ne signifie guère que les politiciens sont les seuls responsables de la débâcle de la Covid-19 en Tunisie.
Comme la majorité de la planète au printemps 2020, le pays a imposé un confinement complet. La stratégie s'est avérée extrêmement efficace, et aucun cas n’a été signalé pendant quarante jours. Mais lorsque les frontières ont été rouvertes en juin et que les touristes sont revenus, les cas ont soudainement augmenté.
Les autorités dans une grande partie de l'Afrique du Nord n'ont pas anticipé l'impact qu’auraient au moins trois facteurs lorsqu'ils ont décidé d'assouplir les confinements et de rouvrir leurs frontières. Le premier est la transmissibilité élevée du variant Delta, originaire de l'Inde. Le deuxième est la baisse de vigilance en termes de mesures d'hygiène et de distanciation sociale, et le troisième est le taux de vaccination extrêmement bas.
«Les pays connaissent des situations épidémiologiques différentes, nous ne pouvons donc pas généraliser et inclure toute l'Afrique du Nord», affirme à Arab News Abdinasir Aboubakar, directeur de l'Unité de gestion des risques infectieux au bureau régional de l'OMS au Caire.
Certains pays «ont beaucoup investi dans la vaccination, et ça porte ses fruits», selon lui, tandis que d'autres se concentrent sur les mesures de santé publique pour endiguer la propagation du virus.
Toutefois, une piètre conformité au mesures sanitaires est largement constatée en Tunisie, ce qui contribue à la création de pics du variant Delta. «Voici la véritable origine de la nouvelle vague de cas en Afrique du Nord et dans d'autres pays de la région», explique Aboubakar.
Pour freiner le nombre de cas, le directeur souhaite que le public respecte les mesures officielles sur les déplacements et les rassemblements.
«Les gouvernements doivent renforcer les restrictions. Mais, chose encore plus importante, les gens doivent comprendre la raison pour laquelle les gouvernements imposent des restrictions, (et qui sont) la sécurité, la santé et la protection», dit-il.
«Les gens doivent se conformer et respecter (ces mesures). Ils doivent porter des masques. Ils doivent respecter la distanciation physique. Ils doivent prioriser le lavage et la désinfection des mains. Ils doivent se faire vacciner. Ils doivent éviter les grands rassemblements sociaux et les voyages», martèle-t-il.
Aboubakar est convaincu que la situation en Tunisie et dans d'autres pays africains peut être maîtrisée. Pour l'instant, il est plus préoccupé par la pénurie d'oxygène dans la région.
«Nous vivons cette pénurie partout, littéralement. Les gens meurent simplement parce qu'il n'y a pas assez d'oxygène. Nous ne l'avons jamais priorisé, et c'est quelque chose que nous devons faire à présent, et c'est très facile tant que l’engagement et les ressources sont disponibles», affirme-t-il.
Worshafani, l'expatriée tunisienne à Dubaï, pense que la situation s'est détériorée dans son pays d'origine pour une raison très simple. Les confinements et les interdictions de voyager sont devenus insupportables pour de nombreux ménages.
«Les autorités ne peuvent pas imposer un confinement complet pendant longtemps. L'économie ne peut pas survivre un tel coup alors que la vie des gens a été gravement affectée par les confinements de l'année dernière», assure-t-elle.
«Le coût de la vie en Tunisie n'a cessé d'augmenter au cours des dix dernières années. Les gens ont perdu patience», soupire-t-elle.
Twitter : @jumanaaltamimi
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com