PARIS: Après la prise en main du pouvoir dimanche par le président tunisien, les membres de la diaspora tunisienne en France interrogés par l'AFP sont partagés entre soulagement et inquiétude d'une possible dérive autoritaire, face à la crise qui secoue le pays.
Le président Kais Saied a décidé de geler les travaux du Parlement pour 30 jours et de s'octroyer le pouvoir exécutif, "avec l'aide d'un gouvernement" dont il désignerait le nouveau chef.
"C'est la meilleure chose qui pouvait arriver car le pays traverse de graves difficultés sanitaires, politique et socio-économiques", estime Farid Z., qui refuse de donner son nom de famille.
Ce Bordelais de 40 ans cite "la fuite des cerveaux" vers l'étranger, l'augmentation du chômage, des prix, la baisse du pouvoir d'achat ou encore la détérioration des services publics depuis plusieurs années. Et, beaucoup plus récemment, la crise sanitaire: la Tunisie fait face depuis début juillet à un pic d'épidémie de Covid.
Une crise multiple dont il rend responsable, comme d'autres personnes interrogées, les politiques au pouvoir depuis plusieurs années, accusés de clientélisme, corruption et de se livrer à des luttes de pouvoir bien éloignées des préoccupations des Tunisiens.
"La situation était arrivée à un point où j'attendais qu'il se passe quelque chose. Ce n'était plus tenable, il fallait bien que ça bascule. Comment? C'était la grande interrogation", déclare de son côté Dali Chammari, 40 ans également et qui vit en Provence.
Kais Saied l'a fait, après une journée de manifestations visant notamment le principal parti au pouvoir Ennahdha, d'inspiration islamiste, en s'appuyant sur l'article 80 de la Constitution.
"Il en a fait une interprétation très personnelle", selon Dali Chammari.
"C'est un coup d'Etat", balaie Kamel Jendoubi. Agé de 68 ans, ce militant des droits de l'Homme résidant à Calais, ancien ministre (février 2015-août 2016), estime que Kais Saied "engage le pays dans une direction incertaine et peut-être dangereuse, qui risque de porter un coup fatal au processus de démocratisation".
Pour Nadia Hammami, 38 ans et qui habite à Paris, "le désespoir réel des Tunisiens ne peut justifier qu'on prenne des décisions n'importe comment".
Alors que la décision du président a donné lieu à des scènes de joie dimanche soir en Tunisie, elle estime qu'il "instrumentalise les mouvements de rue pour s'octroyer tous les pouvoirs. Cela ne peut rassurer".
«Sa personnalité pose question»
"Les gens aussi étaient contents du coup d'Etat de (Zine el-Abidine) Ben Ali en 1987", ensuite chassé du pouvoir en 2011 par la révolution, rappelle Nadia Hammami.
Pour la fille de Hamma Hammami, secrétaire général du Parti des travailleurs tunisien, et de Radhia Nasraoui, militante des droits de l'Homme en Tunisie, le pays "rentre dans une nouvelle crise: il faudra garder sous pression (le président) car il ne partagera pas le pouvoir".
Preuve de cette probable dérive autocratique, selon elle: le fait que la police ait fermé, lundi, le bureau de la chaîne de télévision qatarie Al-Jazeera à Tunis, après avoir expulsé tous les journalistes sur place.
Cette menace est jugée exagérée par Omar Cherni, universitaire et militant des droits de l'Homme qui, à 70 ans, habite à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne): "Le peuple tunisien a acquis les leçons de la révolution (de 2011). Les masses descendues aujourd'hui dans la rue descendront de nouveau s'il confisque le pouvoir."
"Il n'y a pas de certitudes, il faudra que la société civile reste vigilante, ne pas lui donner un chèque en blanc même s'il y a de grandes chances qu'il n'évolue pas vers un régime autocratique", nuance Skander Elsekih, 38 ans et qui vit en région parisienne.
Dali Chammari serait également plutôt enclin à faire confiance au président Kais Saied, "très populaire" notamment parce qu'il s'est placé en dehors du système politique: universitaire puis commentateur politique, il n'avait jamais fait de politique avant son accession au pouvoir en octobre 2019.
"Mais sa personnalité pose question: il n'a jamais été clair sur son programme", ajoute-t-il. Une étape a été franchie, mais le soulagement est incomplet car tout le système est à revoir. On attend la suite."