BELGRADE : «Rares sont ceux qui posent les bonnes questions sur la Palestine, et pourtant on leur répond sans cesse», peut-on lire dans les notes de pochette d’un nouvel album de compilation de Ma3azef, le magazine musical en ligne en langue arabe qui a pris de l’ampleur dans la région et au-delà au cours de la dernière décennie.
«Lorsque votre existence est contestée, réduite à néant et niée, vous n’apprenez pas les réponses, vous les connaissez […] Nous proposons un récit sonore de l’occupation, de la violence coloniale et de la résistance face à une tentative d’effacer une terre, un peuple, une histoire et un avenir», soulignent les commissaires de l’album.
Au début de l’été, alors qu’Israël bombardait sans relâche la bande de Gaza, le collectif Ma3azef a voulu apporter son aide de la manière la plus efficace, à sa connaissance.
It’s Not Complicated («Ce n’est pas compliqué») est une anthologie de 19 titres regroupant des talents régionaux underground établis et émergents, ainsi que des poids lourds internationaux, dont le plus éminent est Brian Eno, l’inimitable compositeur, musicien, producteur et artiste visuel anglais. Le titre lui-même constitue un défi direct au récit fréquemment entendu selon lequel il n’y aurait pas de solution facile à ce qui est largement présenté comme un «conflit» et qui implique souvent que les deux parties partagent une responsabilité égale pour les décennies d’oppression, de violence et de privation de droits que les Palestiniens ont subies.
Pour Rami Abadir, musicien, compositeur, producteur, ingénieur du son, auteur pour Ma3azef et commissaire de la compilation, les choses sont beaucoup plus simples qu’elles en ont l’air. «Dans les médias, les milieux universitaires et autres, on entend toujours parler de la décolonisation de la musique et de la littérature. OK, mais qu’en est-il de la décolonisation réelle de la Palestine?» demande-t-il. «Nous voulons dire qu’il ne faut pas contourner la question en la qualifiant de trop difficile à aborder. Ce n’est pas compliqué et ça ne l’a jamais été»
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Abadir, expérimentaliste accompli et interprète de musique électronique à part entière, collabore avec Ma3azef en tant que rédacteur depuis 2013, puis en tant qu’éditeur depuis l’été 2018. Il la qualifie de «plate-forme très importante et unique en son genre qui soutient les artistes régionaux et internationaux issus d’un très large éventail de styles et de genres musicaux».
Outre le journalisme musical spécialisé, les premières des albums d’artistes et Ma3azef Radio, qui constituent les principaux moteurs de la popularité croissante de la plate-forme, Abadir affirme que les compilations représentent une étape naturelle pour le webzine. La première compilation a été réalisée après l’explosion du port de Beyrouth l’année dernière. «Nous étions tristes et contrariés par ce qui s’était passé et nous ne savions pas quoi faire», explique-t-il.
C’est là qu’intervient Heba Kadry, ingénieure de mastering prolifique, basée à New York, dont le portefeuille de production comprend une liste variée de stars internationales de renom dans le domaine du rock indépendant, alternatif et expérimental, dont Björk, Garbage, The Black Lips, The Mars Volta, Slowdive et Beach House. Ma3azef couvrait depuis des années son travail avec des artistes du monde arabe lorsqu’elle a proposé un projet ambitieux l’année dernière.
«L’explosion à Beyrouth était horrible, mais j’étais aussi mortifiée par le fait que toute une industrie musicale était décimée», se souvient Kadry. «Je me suis mise à leur place; dans le monde arabe, les artistes sont au bas de l’échelle lorsqu’il s’agit d’apporter des secours. J’ai senti qu’il fallait faire quelque chose».
Cette initiative a donné naissance à Nisf Madeena, une compilation délicieusement variée que Kadry qualifie de «vitrine incroyable du talent expérimental et underground de tout le Moyen-Orient». Elle a permis de récolter des fonds pour les secours sur le terrain et pour la communauté artistique dévastée de Beyrouth. «J’étais très fière de ce que nous avons accompli», dit-elle.
Alors que les tensions dans les Territoires occupés et à Gaza s’intensifiaient en mai, Ma3azef a repris contact avec Kadry. «En tant que magazine panarabe, nous croyons en cette cause», indique Abadir. «Nous avons donc commencé à contacter des artistes que nous savions également favorables à cette cause, et tous étaient très désireux de contribuer».
«La musique est pour moi un outil politique et une forme très forte de protestation. Elle traverse les frontières et les genres, les cœurs et les esprits», ajoute Kadry.
«Le silence n’était pas une option», lance-t-elle avec détermination. «Le contenu lyrique de cette compilation est sombre, très ciblé sur le sujet. Même le ton général est lourd, déformé et musicalement approprié. C’est un bouton émotionnel, une projection musicale de ce que nous ressentons. Et nous bouillons de colère».
Tous les bénéfices de l’album seront reversés à Medical Aid for Palestine et Grassroots Al-Quds. Mais Kadry recommande également It’s Not Complicated pour ceux qui s’intéressent à la musique qui repousse véritablement les limites artistiques dans la région. «On me demande toujours quels sont les artistes expérimentaux underground de notre région qu’ils devraient écouter. Cette compilation les regroupe tous».
Collaborera-t-elle à nouveau avec Ma3azef? «Je l’espère bien», répond-elle avec enthousiasme. «Je pense que nous avons mis les doigts sur quelque chose d’unique».
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com