MISSOURI, ÉTATS-UNIS : Plus de dix ans de guerre civile ont fait de la Syrie un pays dévasté. On estime que 500 000 personnes ont péri dans le conflit, victimes pour la plupart des offensives sanguinaires lancées par le président Bachar Assad pour reprendre les rênes du pouvoir.
Quelque 12 millions de Syrien, entre réfugiés et personnes déplacées à l'intérieur du pays, ont été contraints de quitter leurs demeures.
Au moins 90% de la population vit à présent en deçà du seuil de pauvreté, et près du tiers des infrastructures syriennes tombent en ruines. Les organisations humanitaires chiffrent à 11 millions le nombre de Syriens qui requièrent de l’aide en raison des pénuries de pain et de carburant qui soufflent dans les voiles de la famine.
Dans ces circonstances, on pourrait naturellement avoir le réflexe de laisser de côté momentanément les griefs au sujet du régime d'Assad et de venir à la rescousse de ses citoyens, une tâche difficile mais néanmoins pressante.
De toute manière, Assad a pour ainsi dire déjà gagné la guerre, en grande partie grâce à l'aide russe et iranienne. En principe, garder la Syrie dans la cage de l’isolement et des sanctions ne ferait que prolonger l’agonie d'un peuple qui a déjà assez souffert.
Permettre au régime Assad de réintégrer la communauté internationale pose cependant de sérieux dilemmes moraux et pratiques. Le monde veut-il réellement faire table rase du passé et légitimer le mandat d’un président qui a massacré des centaines de milliers de ses compatriotes?
Beaucoup de pays refusent d’être moralement entachés et de pardonner à un régime qui a utilisé des armes chimiques contre son peuple, intentionnellement ciblé des hôpitaux avec des frappes aériennes, et procédé à des exécutions massives de prisonniers politiques, pour ne citer que quelques atrocités.
Si Assad est pardonné, le message aux autres leaders autoritaires aux régimes contestés serait clair : Ils peuvent faire ce qu'ils veulent, car le monde ne va pas tarder à oublier leurs crimes.
Heureusement, laisser le peuple syrien sombrer dans la souffrance ou réintégrer le régime d'Assad ne sont pas les deux seules options.
Des moyens existent pour aider les Syriens, tout en maintenant le régime isolé et rejeté.
D’abord, Assad ne contrôle actuellement que les deux tiers du territoire syrien. La province d'Idlib dans le nord, détenue par les rebelles, tient bon avec le soutien de la Turquie. Cette dernière occupe également Afrin ainsi qu’une autre partie du territoire, dans le nord-est.
Les Kurdes syriens contrôlent aussi de vastes territoires dans le nord-est. Ceux-là comprennent 90% des puits de pétrole de la Syrie ainsi qu’une bonne partie de ses terres agricoles.
Garder 90 % des revenus pétroliers de la Syrie hors des mains d'Assad serait un excellent moyen de punir son régime et d’autonomiser d'autres acteurs syriens, d'autant plus que les revenus pétroliers sont directement déversés dans les coffres du gouvernement (le modèle de l'État rentier).
Les habitants de ces territoires devraient bénéficier d'une assistance internationale transfrontalière sans passer par la capitale syrienne. Mais ceci nécessite un renouvellement continu des résolutions de l'ONU pour autoriser cette aide, et la Russie doit être convaincue de ne pas opposer son veto.
Plus d'un million de personnes dans le nord-ouest contrôlé par les rebelles risquent d'être livrés à leur sort si le Conseil de sécurité de l'ONU ne renouvelle pas l'autorisation de livraison d'aide transfrontalière par le passage de Bab Al-Hawa, à la frontière turque, dernier point de passage de l'aide onusienne. Une décision soit être prise dans les deux prochaines semaines.
«Atteindre tous les Syriens dans le besoin par les routes les plus directes n'est certainement pas un choix politique; c'est un impératif humanitaire», disait récemment David Miliband, directeur général du Comité international de secours. Mais si l'on se fie au passé, l'action du Conseil de sécurité sur la Syrie n'est guère motivée par ce que Miliband qualifie de «dures réalités humanitaires».
En 2020, la Chine et la Russie, qui soutiennent tout deux le régime d'Assad, ont opposé leur veto à des résolutions qui auraient permis à deux autres points de passage, Bab Al-Salam et Al-Yaroubiya, de rester ouverts.
À présent, la Russie laisse entendre qu'elle compte bloquer le renouvellement de la résolution sur Bab Al-Hawa, et souligne que les couloirs humanitaires via Damas sont accessibles.
«Il est scandaleux que les positions politiques au Conseil de sécurité entravent toujours la réaction internationale à l'une des pires crises humanitaires de notre temps», se désole Diana Semaan, chercheuse à Amnesty International sur la Syrie, dans un communiqué du 25 juin.
«Des années d'hostilités et de déplacements massifs ont conduit à une catastrophe humanitaire dans le nord-ouest de la Syrie», ajoute-t-elle.
Les agences d'aide sont sceptiques quant à la capacité du gouvernement syrien à remplacer le passage frontalier d'aide de Bab Al-Hawa, compte tenu de son rôle dans le fiasco de l'année dernière dans le nord-est sous le contrôle des Kurdes.
En janvier 2020, le passage frontalier d'Al-Yaroubiya a fermé ses portes, mettant fin à l'acheminement de l'aide de l'ONU. Les opérations de l'ONU à travers le passage devaient être remplacées par des livraisons en provenance de Damas. Toutefois, le volume d'aide dans la zone a beaucoup diminué en raison des obstacles bureaucratiques du régime et des restrictions d'accès.
«L'idée que le gouvernement syrien puisse remplacer l'assistance de l'ONU est absurde. Non seulement il lui serait impossible d'égaler le volume de l'aide fournie au-delà des frontières, mais les autorités sont de surcroît connues pour bloquer systématiquement l'accès humanitaire», ajoute Semaan.
De toute évidence, jusqu'à ce que le régime d'Assad ne change ou adopte le type de réformes nécessaires pour protéger les personnes sous son règne, nul ne devrait se précipiter et encourager un retour du contrôle du gouvernement central syrien dans ces zones.
Les enclaves dirigées par les Kurdes en particulier devraient être reconnues comme une autorité politique locale au statut plus légitime et plus représentatif que le régime d'Assad. Ceci peut se produire sans remettre en cause l'intégrité territoriale de l'État syrien.
D’innombrables exemples historiques et contemporains d'une telle reconnaissance existent, que ce soit sous la forme de gouvernements en exil, ou de gouvernements qui ne contrôlent qu'une partie du territoire d'un État.
Les cantons dirigés par les Kurdes se sont en fait avérés beaucoup plus libéraux envers les divers groupes religieux et ethniques de leur territoire que le régime d’Assad, et plus démocratiques aussi.
Dans le cas de la province d'Idlib soutenue par la Turquie, un retour du contrôle du gouvernement central va créer une nouvelle crise de réfugiés en raison des personnes qui voudront fuir la vengeance du régime Assad.
Pour la population syrienne qui demeure sous le régime d'Assad, la communauté internationale doit trouver des moyens de soutenir sa reprise économique sans légitimer ou reconnaître le régime d'Assad.
Ceci signifie éviter des sanctions de grande portée contre la Syrie.
Alors que des représailles plus ciblées contre le régime d'Assad et ses responsables peuvent et doivent être maintenues, le peuple syrien dans son ensemble n'a pas besoin de tomber dans le filet des sanctions.
Beaucoup d'infrastructures de base en Syrie ont en outre besoin d'être reconstruites, bien sûr, mais de tels projets semblent difficiles à envisager pour une communauté internationale qui ne souhaite pas reconnaître ou légitimer le régime d'Assad.
Cette tâche pourrait donc être laissée aux protecteurs russes d'Assad, selon une école de pensée. Sa logique ressemble à ceci : c'est la puissance aérienne de Moscou et ses armes qui de toute façon ont détruit une grande partie de l'infrastructure, alors ce sont eux qui doivent la reconstruire.
Sur le front diplomatique, les médias officiels à Damas ont récemment salué la reprise des relations syriennes avec un grand nombre d'États arabes, et même quelques pays occidentaux. Ils affirment que le dégel des relations survient «après que le président syrien Bachar Assad ait remporté une victoire écrasante pour sa réélection» en mai.
Mis à part la nature douteuse des élections d'Assad, il n'en reste pas moins que les canaux de communication avec la Syrie doivent être rouverts à un moment donné.
Une majorité d'États de la Ligue arabe semblent désormais soutenir un certain niveau de réconciliation avec le régime d'Assad et la réadmission de la Syrie dans l'organisation. Un mal nécessaire, ne serait-ce que pour coordonner l'aide humanitaire au peuple syrien.
Sans une forme d'engagement constructif arabe en Syrie, l'avenir du pays pourrait bien être décidé par les nouvelles puissances du Moyen-Orient : l'Iran, la Russie, la Turquie et Israël.
La voie à suivre semble donc jonchée du même genre de contradictions qui ont secoué la Syrie tout au long de sa guerre civile : une série d'options mauvaises et pires, dont aucune n'offre une résolution satisfaisante.
* David Romano est professeur Thomas G. Strong de politique du Moyen-Orient à la Missouri State University (université d’État du Missouri).