PARIS: Comment décrire une ville avec les papilles? Comment définir l’âme d’un lieu grâce à ses sens – le goût, le toucher, l’odorat, la vue et l’ouïe?
C’est ce que nous apprend l’écrivain d’origine japonaise Ryoko Sekiguchi à travers le portrait de Beyrouth qu’elle esquisse dans son dernier ouvrage, paru chez P.O.L: 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent).
Le seul titre du livre intrigue par sa singularité; son mystère est levé par Sekiguchi elle-même: «J’ai effectué un séjour de neuf cent soixante et une heures au Liban», explique-t-elle à Arab News en français. Et elle y a dégusté trois cent vingt et un plats.
Au-delà de son titre, ce récit réserve à ses lecteurs une multitude de surprises grâce à la manière si particulière qu’a Sekiguchi d’évoquer Beyrouth. L’angle choisi – présenter une ville et sa population en parlant de sa cuisine locale –est, en effet, loin d’être banal.
Mais, pour Sekiguchi, la cuisine «est un concentré des goûts d’une époque, et une mémoire intime ou familiale»; c’est «l’archive des cinq sens d’une époque».
Le livre de Sekigushi possède une «grammaire gustative» et une culture culinaire dont les ingrédients «constituent le vocabulaire», donnant naissance à des «plats-phrases» et à des «repas-textes»
Arlette Khouri
Sekiguchi dessine pour le lecteur son Beyrouth à elle, sans se soucier d’une quête quelconque de vérité: c’est son ressenti qu’elle choisit de livrer, en toute subjectivité.
Son livre est empreint d’une immense liberté qui l’amène à opérer constamment à des allers et retours, invitant la cuisine dans la littérature, et inversement.
Elle assure que son ouvrage possède une «grammaire gustative» et une culture culinaire dont les ingrédients «constituent le vocabulaire», donnant naissance à des «plats-phrases» et à des «repas-textes».
L’ouvrage témoigne surtout d’une grande délicatesse; l’auteure y dresse le portrait d’une ville dont elle voudrait «saisir le cœur» – mais, comme c’est impossible, elle souhaite au moins «toucher sa peau».
Pour y parvenir, quoi de plus avisé que d’arpenter les rues de cette ville à toute heure du jour et de la nuit afin de capter les nuances d’un crépuscule et d’une aube qui n’appartiennent qu’à Beyrouth?
C’est avec sa propre sensibilité que Sekiguchi saisit tout cela; aussi décide-t-elle, par exemple, qu’un endroit est agréable en observant la cadence des pas des flâneurs.
Ryoko Sekiguchi n’hésite pas à rapprocher Beyrouth de Tokyo. Dans ces deux villes, le manque d’espaces publics lui semble flagrant.
Arlette Khouri
À Souk El Tayeb, un marché hebdomadaire de Beyrouth qui propose des produits locaux et frais, elle voit en effet que «les pas sont posés heureux». Elle y observe le bonheur des passants: «Ils prennent le temps de regarder les produits» et d’échanger avec les vendeurs.
Plus loin, avec beaucoup de tact et de pudeur, elle parle d’une «ville pleine de contradictions» pour décrire le désordre des rues et des constructions, notamment les bennes à ordures disposées dans chaque rue et leur lot d’odeurs nauséabondes.
Elle découvre le quartier Sodeco, non loin du centre-ville de la capitale libanaise, par le biais de l’odeur des plats que dégage le restaurant Marrouche, puis se trouve attirée vers le quartier Hamra qui, avec sa couleur dominante d’ocre rouge, lui évoque l’Alhambra.
Les Libanais ressemblent aux Japonais…
Elle n’hésite pas à rapprocher Beyrouth de Tokyo. Dans ces deux villes, ainsi, le manque d’espaces publics lui semble flagrant. Elle associe de nombreux aspects de la capitale japonaise à d’autres villes dans lesquelles elle a séjourné, comme New York ou encore certaines villes d’Iran, d’Afghanistan…
Elle est formelle: aussi surprenant que cela puisse paraître, les Libanais et les Japonais ont de nombreux points communs. Elle en dresse d’ailleurs une liste.
Selon elle, le Liban et le Japon se ressemblent en raison de l’indifférence de l’État en matière d’urbanisme, mais aussi par un non-dit généralisé qui concerne les épisodes douloureux de leur histoire – un véritable «déni de l’histoire», pour l’écrivaine.
Ces deux pays lui semblent en outre être caractérisés par l’irrespect du gouvernement vis-à-vis de son peuple et par une corruption «en libre-service».
Par ailleurs, chacune de leurs populations lui apparaît comme «un peuple-providence»: les gens se débrouillent de leur mieux et vivent l’instant présent sans trop se soucier des éventuels drames qui les attendent le lendemain.
Sekiguchi tente par moments de «retrouver le goût de la guerre, ses bruits, ses odeurs», et avoue comprendre les Libanais qui évitent d’en parler entre eux afin de ne pas «raviver les blessures» ou de ne pas «fâcher l’autre».
Son livre se présente comme une de ces suites de digressions harmonieuses dont elle a le secret. Son lecteur passe ainsi d’une réflexion profonde et poignante à la recette du kebbé, qu’elle qualifie de «ciment de la cuisine nationale», ou à l’évocation d’un taboulé qu’elle décrit comme une «explosion gustative».
Durant l’entretien qu’elle a accordé à Arab News en français, Sekiguchi confie: «[Je ne sais pas] si, après mon séjour je connais mieux le Liban; mais peut-être que je connais un peu mieux les Libanais».
Elle décrit ces derniers comme «émouvants, directs et, en même temps, complexes».
Il est inutile de lui demander sa définition de Beyrouth, car elle le fait dès la première phrase de son livre: «Quand je pense à la ville de Beyrouth, elle est toujours inondée de lumière» – une lumière qui lui vient du cœur.
En réalité, Beyrouth se trouve en ce moment malheureusement enveloppée de noirceur et d’obscurité.