PARIS: Le 6 juin dernier, les portraits de Sahar Farès ont de nouveau fleuri sur les réseaux sociaux. Ses longs cheveux noirs, son sourire éclatant, éblouissante dans sa robe du soir. Ce 6 juin, la jeune femme aurait dû se marier, si elle n’avait pas péri dans l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020. Appelée avec ses collègues pompiers pour éteindre le feu, elle est morte soufflée par l’explosion, sur le quai du port. Dix mois plus tard, aucun coupable n’a été identifié ni condamné et son fiancé partage photos et dessins sur Instagram, pour se souvenir, tenter de faire revivre Sahar.
Depuis Paris où elle habite depuis qu’elle a 18 ans, Lamia Ziadé a sans doute vu ces images sur l’écran de son téléphone, comme toutes celles qui ont été partagées depuis ce funeste 4 août 2020. L’auteure et illustratrice franco-libanaise a en effet publié en avril dernier, aux éditions P.O.L, un livre, intitulé Mon Port de Beyrouth, dans lequel elle revient sur la tragédie, à la manière d’un journal intime, mêlant textes et dessins tirés de photos partagées sur les réseaux ou dans les médias, souvenirs et instants pris sur le vif.
En janvier dernier, au moment d’y mettre la touche finale, elle n’a pu s’empêcher d’y ajouter un dernier dessin, celui de Sahar Farès, célébrant son dernier anniversaire, à la caserne de pompiers de la Quarantaine: «J’ai terminé ce livre il y a quelques jours. Mais ce matin, une courte vidéo m’a arraché des larmes. Impossible de ne pas ajouter un dernier dessin», écrit-elle sur la dernière page du livre.
Toujours depuis Paris, elle répond aux questions d’Arab News en français.
Vous commencez Mon Port de Beyrouth, en disant que depuis l’explosion du port de Beyrouth, vous ne vivez plus, vous ne dormez plus, vous sanglotez toutes les heures. Comment allez-vous aujourd’hui, dix mois après l’explosion?
Je ne pleure plus tous les jours, comme durant les six mois au cours desquels j’ai écrit le livre, mais la situation au Liban est de plus en plus dramatique, avec la crise économique, les impasses politiques... Les reconstructions après l’explosion du port de Beyrouth avancent. De ça, on s’en sortira, mais la crise économique et la situation politique sont vraiment très dures. Les gens ont faim, ils se font tirer dessus, et mettre en prison quand ils manifestent. C’est terrible. Je suis toujours les événements tous les matins.
Vous expliquez dans le livre que vous suiviez ce qui se passait au Liban via WhatsApp et Instagram, en notant que chaque Libanais était une agence de presse à lui tout seul. Vous continuez à suivre ce qui se passe sur les réseaux sociaux?
Au moment de l’explosion et juste après, c’était vraiment les choses instantanées qui étaient partagées, sur les victimes, les informations sur le stockage du nitrate d’ammonium. Il y a maintenant des articles de fond, des analyses. Je suis toujours très concernée par la situation et pas très optimiste.
Avez-vous malgré tout un peu d’espoir?
Bien sûr, car si on n’a pas d’espoir, on arrête de vivre, de regarder ce qui se passe. Il y a des gens qui ne veulent plus entendre parler de ce qui se passe. Il y a toujours la possibilité de faire quelque chose.
En même temps, un des derniers dessins de mon livre montre la lumière du soleil couchant sur la façade Ouest des silos, comme un symbole de la fin d’une époque. Il faudrait un miracle.
Vous sentez-vous impuissante depuis la France?
Sans doute, mais même en étant là-bas, je crois que les marges de manœuvre sont très limitées, sauf pour faire des choses concrètes, sur le terrain, dans l’humanitaire. Les ONG libanaises sont incroyables, elles assurent.
Après l’explosion, les gens sur place disaient qu’il fallait continuer à parler de Beyrouth, surtout sur la scène internationale. C’était important pour vous de témoigner, à travers votre livre notamment?
Oui. De toute façon, même pour les livres précédents, mon travail est de témoigner de l’Histoire du Liban, que j’ai vécue ou pas, d’ailleurs, pour garder une trace, faire connaître des histoires qui sont mal connues, fouiller un peu dans les archives. Dès mon premier livre, Bye Bye Babylone, ma démarche était de refaire vivre le début de la guerre du Liban, que j’ai vécue, enfant. C’était un témoignage de la vie quotidienne, mes souvenirs de petite fille, mais pas seulement, il y avait aussi un aspect plus politique, j’avais fait des recherches pour parler des événements qui avaient eu lieu. Depuis toujours, ma démarche consiste à témoigner, garder une trace, raconter, mais là, c’était la première fois que je le faisais en direct, à chaud, sur un événement en train de se produire. C’était assez dur de faire ça, car je n’avais pas de recul.
De ce fait, comment avez-vous travaillé sur ce livre? Avez-vous travaillé au jour le jour, comme un journal intime?
J’ai commencé à récolter les informations et les photos que j’allais dessiner, car tous mes dessins sont réalisés d’après photos. En même temps, j’ai commencé à écrire et je continuais à faire des recherches sur des informations plus anciennes, dans les archives de L’Orient-Le Jour notamment, car il y a beaucoup de retours dans le passé dans le livre, ou des recherches plus familiales parce que c’est un livre assez personnel. J’ai mené les trois choses de front, dessins, écriture et recherches, jusqu’à la dernière minute.
Le dernier jour, alors que je venais de terminer le livre, j’ai vu cette photo de Sahar Farès, la jeune infirmière de la brigade de pompiers, une photo postée sur Instagram le jour de son anniversaire. Je me suis dit que je ne pouvais pas ne pas mettre cette photo, que j’allais prendre un jour de plus pour faire ce dessin. Même une fois le livre fini, il y avait encore des choses qui arrivaient, mais je ne pouvais plus continuer.
Sahar Farès revient régulièrement dans votre livre. Est-elle la personne qui vous a le plus marquée dans cette tragédie?
En effet. D’abord, c’est le premier visage de victime qui est apparu sur les réseaux. Elle était tellement belle, pleine de vie, elle avait l’air sympa, elle était bénévole chez les pompiers. C’est un personnage de film, une vraie héroïne de roman. Pendant les six mois durant lesquels j’ai travaillé sur le livre, des photos d’elle continuaient à arriver, des photos de son anniversaire, au ski, de ses fiançailles, de Noël. J’avais l’impression de la connaître. Ce n’était pas le cas pour les autres victimes, dont il n’y a pour la plupart qu’une photo; et leur histoire n’est pas aussi incroyable. C’est quand même elle qui a filmé la dernière vidéo de ce qui se passait juste avant l’explosion au port, la photo des trois hommes en train d’essayer d’ouvrir la porte du hangar. Elle est vraiment au cœur du drame. Je ne vois pas quel autre personnage aurait pu être aussi fort. Cette photo dans le camion de pompier, avec le rouge autour, c’est vraiment très fort.
Ce livre est né d’une commande de M, le magazine du Monde, puis de votre éditeur. Au début vous ne vous sentiez pas capable d’écrire sur le sujet...
Exactement. Je n’avais pas du tout cette intention d’écrire. Je ne pensais pas que je pourrais faire quelque chose à chaud comme ça. J’étais tellement abattue. Puis, je me suis demandé ce que je pouvais faire d’autre, à part ça. Je me suis dit qu’au moins, je ferai quelque chose de concret, pas forcément utile, mais un témoignage qui reste, et un hommage aussi à toutes les victimes et à Beyrouth.
Concrètement, à quel moment avez-vous pris votre stylo? Votre pinceau?
Le 5 août, Le Monde m’a contactée. Au début, j’ai dit non. Je n’étais pas capable, je n’étais pas bien du tout. Et puis le lendemain, le 6, je me suis dit que 15 pages dans Le Monde, pour parler de Beyrouth, ça ne se refusait pas. J’ai commencé à dessiner. Un mois après, l’article a été publié. Mon éditeur m’a dit qu’il fallait que je pense la chose plus loin, que ça ne pouvait pas rester un article. Alors, j’ai travaillé cinq mois de plus pour en faire un livre.
Du coup, on sent vraiment le côté carnet intime dans le livre...
On me dit que le livre est bouleversant car je l’ai fait à chaud. Si je l’avais fait dans cinq ans, il aurait été certainement beaucoup plus froid. Le fait que je le fasse alors que j’étais moi-même complètement bouleversée, se ressent dans l’écriture. Ce n’était pas évident. Le début, je l’ai commencé tout de suite, en racontant concrètement comment j’avais reçu ces messages sur WhatsApp et comprenant qu’il s’était passé quelque chose. Et puis j’ai vu la vidéo de l’explosion et j’ai raconté ça de manière très simple; le reste en a découlé, et j’ai beaucoup réécrit.
Tous les Libanais ont été plus ou moins traumatisés par cet événement. Écrire vous a-t-il aidée à surmonter ce traumatisme?
Ça m’a aidée de faire quelque chose de concret, certainement. Inversement, j’étais aussi tout le temps plongée uniquement dans ça. Je travaillais non-stop, 24 h/24, 7 j/7. Je n’avais aucune distraction, je n’ai regardé aucun film, je n’ai lu aucun livre, rien qui pouvait un peu me changer les idées. Je n’ai pas pu m’en échapper.
Continuez-vous à suivre les événements?
Dans mon travail, je suis vraiment passée à autre chose, mais dans la vie, je suis ce qui se passe, bien sûr.
Mon Port de Beyrouth : C’est une malédiction, ton pauvre pays!
De Lamia Ziadé
Aux éditions P.O.L