DUBAÏ: Parlons-en: c'est le message simple que les architectes et sœurs libano-polonaises Tessa et Tara Sakhi espèrent faire passer à travers leur installation très forte, visible jusqu'au 21 novembre en parallèle de la Biennale d'architecture de Venise. Lettres de Beyrouth est un mur de six mètres qui regroupe 2 000 lettres manuscrites. En un coup d’œil, l’œuvre révèle les pensées personnelles des personnes qui ont survécu à l'explosion du port de Beyrouth, au mois d’août 2020, qui a fait plus de deux cents morts.
Bien que le Liban ait connu une série de conflits intenses dans son passé récent, il est juste de dire que cette récente calamité, associée à une crise financière qui se prolonge et à un gouvernement inexistant, a laissé une empreinte sur les Libanais comme aucun autre événement. «Notre vie a basculé d'un jour à l'autre. Nous nous sommes sentis déracinés», témoigne Tara à Arab News. «Nos parents nous ont dit que, pendant la guerre civile, le pays fonctionnait économiquement; mais, avec la pandémie et tout ce qui s'est passé avec la Banque centrale, le Liban s'est vraiment effondré, cette fois.»
Pour tout reprendre à zéro, les sœurs, cofondatrices du cabinet de design et d'architecture T Sakhi, ont décidé de s'installer à Venise. Plus elles y passaient de temps, plus elles observaient de similitudes entre les centres historiques de Beyrouth et de Venise en termes de culture méditerranéenne ouverte, d'aménagement des logements et de proximité avec l'eau. «Nous pensons que maintenant, peut-être, nous pouvons donner beaucoup plus au Liban de l'extérieur et j'espère qu'un jour nous finirons par revenir», déclare Tessa.
L'une de leurs façons, dans leur pays, de «donner» à la communauté libanaise est de faire entendre leur voix. «C'est un processus de guérison», raconte Tara, qui était à Beyrouth avec sa sœur lors de l'explosion. «Nous n'avons eu aucun accusé de réception. Il n'y a eu aucune décision active prise par le gouvernement, ni aucune réforme économique pour faire avancer les choses, pour donner aux gens une lueur d'espoir. Rien n'a été fait.»
Afin de donner vie à leur projet, les sœurs ont mis en place une plate-forme en ligne pour inviter les gens à partager des messages qui seront ensuite rédigés par Tessa et Tara sur des feuilles de papier recyclé. Les lettres – en arabe, en anglais et en français – expriment le chagrin, la colère, la résistance, ou racontent des histoires d'amour. Voici quelques exemples des messages qu’on peut lire: «Qu'est-ce que ça fait d'être né ailleurs?», «Pourquoi l'humanité est-elle si destructrice?», «Non à la résilience, oui à la résistance.» Une personne a simplement écrit: «Beyrouth tue.»
«Il y avait des hauts et des bas», a fait remarquer Tessa à propos de cette pratique cathartique qui consiste à écrire les messages. «Physiquement, c'était très dur. La douleur des gens est palpable dans leurs lettres.» Chaque pochette contient également une graine minuscule, mais symbolique, d'un légume ou d'une herbe, notamment de la coriandre et des courgettes, beaucoup cultivées au Liban.
Les pochettes ont été offertes par l’Irthi Contemporary Craft Council (Conseil de l’artisanat contemporain Irthi), situé aux Émirats arabes unis. Il s’agit d’une association de préservation du patrimoine qui prône l'autonomisation sociale et économique des femmes. Fabriquées en feutre, les pochettes ont été créées par trente-sept artisanes émiraties qui vivent à Charjah. Leur technique délicate de tissage à la main, qui s’inspire des procédés utilisés pour produire des paniers, est originaire de leur culture. Trois étudiantes universitaires émiraties ont également participé à la production des morceaux de papier recyclés.
Ce n'est pas la première fois que les Sakhi explorent à travers leur travail l'idée des murs et de ses implications politiques restrictives. «C'est un élément de séparation et de ségrégation qui est beaucoup utilisé au Liban. Nous voulons réellement en faire un atout et analyser la manière dont nous pouvons communiquer avec une surface de séparation», explique Tara.
Lettres de Beyrouth se veut un mémorial interactif et rassembleur. Les visiteurs de la Biennale peuvent prendre une pochette jusqu'à ce qu'elles disparaissent toutes du mur. D'une certaine manière, cet engagement permet aux voix des victimes d'être entendues et rappelées dans le monde entier. «Il y a des gens qui ont décidé d'encadrer les lettres chez eux», observe Tara. «Pour nous, c'est incroyablement beau de voir que la vie de notre création se prolonge.» Les visiteurs sont également invités à scanner un code-barres sur le site pour faire un don à des ONG libanaises qui soutiennent les efforts de restauration et aident l'éducation des enfants à Beyrouth après l'explosion.
L'installation constitue une réponse au thème central de la Biennale: «Comment vivrons-nous ensemble?» Dans le cas du Liban, selon les Sakhi, la façon de vivre ensemble consiste pour des citoyens de générations et de milieux professionnels différents à collaborer – ce sentiment d'unité s'est renforcé au lendemain de l'explosion. Il s'agit d’avoir des conversations et de partager des idées à nouveau.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com