C’était il y a deux ans à peine: le président américain de l'époque, Donald Trump, affrontait son homologue russe, Vladimir Poutine, à Helsinki. Ce jour-là, le choc a uni une Amérique divisée, ne serait-ce que pour un instant, lorsque M. Trump a donné l'impression de préférer se fier à M. Poutine plutôt qu’aux services de renseignement de son pays au sujet de l'ingérence de la Russie dans les élections américaines. On aurait alors pu imaginer Poutine rentrer ses griffes et ronronner.
La semaine dernière, Poutine s’est assis à Genève en face du président qui l'avait qualifié de «tueur» – c’est au mois de mars dernier que Joe Biden avait lancé à Poutine ce mot en pleine figure, le qualifiant même de personne «dépourvue d'âme». Furieux, Poutine avait décidé de retirer l'ambassadeur de Russie aux États-Unis.
L'ère Trump n'était qu'une parenthèse. Poutine a apprécié le parcours sans embûches que lui ont offert les États-Unis, que ce soit en Syrie ou dans d'autres pays. Trump était allé jusqu'à remettre des documents classifiés au ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, dans le Bureau ovale. Tout au long de sa présidence, Trump était hanté par les interrogations qui planaient sur sa relation avec la Russie – une situation rendue plus complexe par sa décision de rencontrer Poutine en tête-à-tête, sans qu'aucun rapporteur ne soit présent.
Aux yeux de Poutine, Biden est un ennemi plus traditionnel, une personne qu'il connaît depuis bien des années et qui incarne une attitude antagoniste plus habituelle chez les Américains à l'égard de la Russie. En effet, l'animosité prononcée que Poutine éprouve à l'égard des États-Unis remonte à la défaite de la Russie lors de la guerre froide, un événement qu’il a vécu comme une catastrophe. Nombreux sont les sujets qui l’énervent, notamment ce qu'il considère comme l'ingérence des États-Unis en Ukraine et en Biélorussie, ainsi que l'expansion de l'Otan vers l'Est. Non sans fierté, Poutine saisit toutes les occasions pour tenir tête à une superpuissance qui, rivée sur son propre univers, ne tient pas compte des intérêts russes. Il veillera également à manipuler sa base à la veille des élections législatives prévues cette année. Se voir offrir un fauteuil lors d'un sommet avec un président américain constitue pour lui une victoire qui n’a rien d’anodin.
Cette rencontre a placé Biden dans une situation critique, car il a remis un prix à Poutine, de manière purement gratuite. C'est en effet Biden qui a sollicité la tenue de ce sommet, alors que Poutine n'avait fait preuve, de son côté, d’aucune initiative significative en vue d’une amélioration de leurs relations. En revanche, Trump a eu le culot de fustiger Biden pour avoir offert «un espace énorme à la Russie».
Biden a insisté sur le fait qu'il était «important de se rencontrer en personne». Lors de la conférence de presse qu'il a donnée à l'issue de la réunion, il a souligné la pertinence de ces discussions de quatre heures, dont plus de la moitié était réservée aux présidents et aux deux ministres des Affaires étrangères. Chacun des dirigeants a fait état d'échanges particulièrement confidentiels. Poutine s'est montré respectueux et a fait l'éloge de son homologue à plusieurs reprises, le qualifiant d’«équilibré», de «pragmatique» et d'«expérimenté». Le dirigeant russe a semblé renoncer à certaines de ses manies, comme le fait d’arriver en retard – en 2012, il avait ainsi fait attendre Barack Obama pendant quarante minutes. Par ailleurs, en raison de l’antipathie que lui inspire l’actuelle chancelière allemande, il avait amené son labrador noir lors d’une réunion, sachant pertinemment qu’Angela Merkel n’appréciait pas les chiens.
On peut se réjouir de voir le courant passer du froid au tiède entre Biden et Poutine. Mais que dire des autres enjeux? Les deux hommes sont convenus de réinstaller leurs ambassadeurs et d'établir un dialogue stratégique dans une série de domaines essentiels.
Dans la mesure où les deux puissances possèdent la plupart des armes nucléaires du monde, le désarmement était sans doute le dossier le plus chaud de ces discussions. Parmi les premières mesures prises par Biden en sa qualité de président, et que Poutine a saluées, figure la décision de prolonger de cinq ans le traité New Start [de réduction des armes stratégiques, NDLR], qui plafonne le nombre d'ogives nucléaires détenues par chaque partie. Mais cette question n’est pas réglée pour autant.
Il est sage de chercher à réchauffer les relations entre les États-Unis et la Russie, dans la mesure où elles gèlent dans un climat sibérien.
Chris Doyle
Un autre sujet de discorde concerne la cybersécurité. Les États-Unis et leurs alliés sont révoltés par le fait que la Russie recoure aux fausses informations et aux cyberattaques, qui ont pour but de perturber leurs systèmes politiques. Il s'agit là du plus efficace des programmes russes, ce qui est étonnant quand on connaît l’hostilité de Poutine vis-à-vis d’Internet. Ces attaques sont notamment parvenues à pirater le Parlement allemand ainsi que la chaîne de télévision française TV5. Biden a énuméré une liste de secteurs sensibles qui ne devraient pas être visés par des cyberattaques. En outre, il a affirmé que les États-Unis réagiraient de la même manière pour répondre à de telles attaques.
Biden a assuré que la Russie paierait le prix pour avoir tenté de saper l'élection présidentielle américaine de 2020. Moscou se mêle de plus en plus des processus démocratiques de l'Occident, notamment en menant des attaques sur les médias sociaux au moyen de son armée de robots et de trolls. Cette ingérence a été particulièrement marquée lors du référendum britannique sur le Brexit, mais également lors de l'élection présidentielle américaine de 2016. Moscou a soutenu des personnalités populistes d'extrême droite telles que Viktor Orban en Hongrie, Heinz-Christian Strache en Autriche et Marine Le Pen en France. Quelques forces politiques ont même reçu de l'argent de la Russie. On le voit, Poutine semble prêt à tout pour fragiliser l'alliance occidentale.
Biden se donne pour mission de renforcer l'alliance des États-Unis avec les pays démocratiques, un processus qu'il a amorcé à la veille des sommets du G7 et de l'Otan à Genève. Cette ambition consistera, en partie, à contrecarrer l'influence accrue de la Russie et de la Chine sur la scène mondiale. Biden a également évoqué avec Poutine la question des droits de l'homme. La presse a donc essentiellement orienté les questions adressées à M. Poutine sur le sort de la figure emblématique de l'opposition russe, Alexeï Navalny, toujours incarcéré. Poutine s'est montré peu bavard, même si Biden l’a mis en garde contre des conséquences «dévastatrices pour la Russie» si Navalny en venait à mourir en prison.
Toutefois, peu de choses ont été exprimées en public sur la question la plus sensible de ces dernières années, l'Ukraine, et aucun signe de progrès n’a été remarqué. En effet, la Russie a rassemblé ses troupes à sa frontière avec l'Ukraine et elle continue à soutenir les séparatistes dans la région de Donbass. En ce qui concerne la Syrie, le temps seul déterminera si la Russie acceptera de renouveler le mécanisme transfrontalier si important pour l'acheminement de l'aide humanitaire aux personnes qui souffrent dans les zones contrôlées par l'opposition, dans le nord du pays.
Ce sommet ne fait probablement pas partie des grands sommets historiques comme celui de 1985, entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, qui a permis d’aboutir à la fin de la guerre froide. Il peut néanmoins marquer un petit tournant. Il est sage de chercher à réchauffer les relations entre les États-Unis et la Russie, dans la mesure où elles gèlent dans un climat sibérien. Bon nombre de problèmes fondamentaux méritent d'être résolus pour pouvoir affronter la guerre froide du XXIe siècle.
Mais cela sera-t-il possible? Poutine aspire à un assouplissement des sanctions américaines. Biden, pour sa part, a dressé un inventaire des domaines dans lesquels la Russie devrait revoir sa position. Ni l'un, ni l'autre ne semble avoir fait des concessions, majeures ou mineures. La porte reste cependant entrouverte à un tel scénario.
Chris Doyle est directeur du Conseil pour la compréhension arabo-britannique, situé à Londres. Twitter: @Doylech
NDLR : L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com