Depuis le début de l’été 2020, la livre libanaise semble avoir atteint un niveau relativement stable vis-à-vis du dollar américain, poussant certains à penser que la monnaie nationale pourrait se rétablir progressivement. Mais si le pays ne procède pas à des changements rapides, la livre pourrait au contraire connaître une dégringolade accélérée, synonyme de graves conséquences sociales.
Quelle devrait être, aujourd’hui, la parité de la livre vis-à-vis du dollar ? La réponse est très difficile, car elle dépend du contexte et de la méthode utilisée (rapprochement des flux de capitaux entrants et sortants ; compétitivité, cherté de la vie et taux de change effectif réel ; anticipations du marché, confiance dans l’économie et dans la solidité du secteur bancaire).
Adoptons, pour l’exemple, une méthode « statique », basée sur un principe similaire aux currency boards (mis en place dans nombre de pays ayant des problèmes de balance des paiements et connaissant des crises de confiance comme le Liban), consistant à dire que pour garantir la parité de la livre, la banque centrale devrait disposer de réserves en dollars équivalant à chaque livre en circulation et à chaque dollar déposé au Liban.
Ce dernier point est essentiel, car si les dollars déposés dans les banques libanaises n’ont pas de contrepartie (auprès de ces banques, de leurs correspondants ou de la banque centrale), ils risquent de ne pas être remboursés ; le secteur bancaire et la Banque du Liban (BDL) pourraient alors être contraints de convertir et payer les dépôts en livres libanaises (ce qui donne lieu à un vaste débat entre ceux qui affirment qu’une telle manœuvre est légitime au regard du droit et ceux qui disent qu’elle est illégale).
L’ensemble des dépôts dans les banques libanaises, en dollars et en livres (à la parité de 1 500 livres pour un dollar), s’élève aujourd’hui à environ 150 milliards de dollars. En face, le total des réserves en devises de la banque centrale serait, lui, d’environ 20 milliards de dollars.
Si l’on adopte donc une méthode « statique » (faisant pour l’instant l’impasse sur les flux financiers réels entrants et sortants) et l’on suppose que tous les déposants se présentent immédiatement pour exiger leurs dépôts (ce qui correspond au cas de panique actuelle sur le marché libanais), il devient évident que les autorités ne pourraient les rembourser et devraient convertir ces avoirs en livres (ce qui, en pratique, est fait aujourd’hui, puisque les banques permettent aux déposants de retirer leurs dépôts en dollars, en les payant en livres, mais seulement au compte-gouttes et avec un plafond strict).
Si tous les dépôts devaient être payés d’un coup en dollars, la BDL serait en pratique contrainte de convertir tous ces dépôts en livres (au taux de 1 500 livres pour un dollar) puis de céder ensuite aux déposants tous les dollars « frais » qu’elle a en réserve contre ces livres.
Le taux de change d’équilibre serait alors de 11 250 livres pour un dollar (150 milliards multipliés par 1 500 livres pour un dollar, divisés par 20 milliards). Ce taux est totalement théorique. Si la banque centrale doit garder par exemple la moitié de ses réserves pour subvenir aux besoins immédiats de la population (électricité, essence, mazout, produits pharmaceutiques, farine et produits alimentaires) pendant deux à trois ans, il n’y aurait que 10 milliards à disposition, et le taux de change d’équilibre serait alors à 22 500 livres pour un dollar ; voire beaucoup plus, dépendamment du niveau de devises réellement disponibles.
En réalité, à ce stade, les chiffres ne comptent plus, l’essentiel est de savoir que si les choses se poursuivent telles quelles, la tendance de la livre ne pourrait être que négative. Rien que l’évocation par le gouverneur de la banque centrale d’une levée (totale ou partielle?) des subventions sur les biens de première nécessité d’ici la fin de l’année risque de provoquer des achats de dollars en anticipation, et donc induire - involontairement - une chute de la monnaie nationale.