PARIS: Longtemps adulé comme gardien du temple de la stabilité monétaire libanaise, la vie du gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, est désormais loin d’être un long fleuve tranquille.
Après la Suisse en janvier, une enquête préliminaire confiée à deux procureurs a été ouverte en France pour des faits présumés d’ «association de malfaiteurs», et de «blanchiment en bande organisée», contre celui qui est à la tête de la BDL depuis 1993. Elle fait suite à des plaintes déposées par deux organisations, qui, au-delà d’une action contre un individu, visent tout un système, en place depuis la fin de la guerre civile libanaise en 1990.
Il existe une opacité sur l’origine des biens de Salamé, et il revient à ce dernier de prouver qu’ils n’ont pas été acquis de manière illicite, affirme Laura Rousseau, une des responsables de l’organisation Sherpa.
Deux plaintes déposées en France
Une première plainte a été déposée le 16 avril dernier par la fondation Accountability Now, une organisation créée récemment en Suisse pour soutenir la société civile libanaise dans sa volonté de mettre fin à l’impunité. Selon l’avocate de l’organisation, Zena Wakim, interrogée par Arab News en Français, la plainte qui vise Salamé n’est que la partie visible de l’iceberg, le but étant de lutter contre «tout un système d’impunité et de corruption».
La seconde plainte a été déposée quinze jours plus tard par l’organisation française Sherpa, spécialisée dans la lutte contre la criminalité économique, et le Collectif des victimes des pratiques frauduleuses et criminelles au Liban.
Laura Rousseau, responsable du pôle flux financiers illicites à Sherpa, affirme à Arab News en Français que le dossier constitué dans cette affaire indique l'existence d’une opacité sur l’origine des biens de Salamé, expliquant qu’il revient à ce dernier de prouver qu’ils n’ont pas été acquis de manière illicite.
La liste des faits présumés impliquant Salamé, son assistante Marianne Howayek, son frère Raja Salamé, et d’autres membres de son cercle familial ne cesse de s’allonger, selon une source bien informée: «blanchiment», «escroquerie», «recel», «association de malfaiteurs», «pratiques commerciales trompeuses»…
Après l’étude des plaintes, le Parquet national financier (PNF) français a décidé fin mai d’ouvrir une enquête préliminaire portant sur le patrimoine immobilier de Riad Salamé. Cette enquête examine également, selon une source proche du dossier, l’existence d’un compte bancaire identifié au nom du gouverneur dans une banque libanaise en France.
Ce compte bancaire interpelle, étant donné que, selon la source précitée, le gouverneur de la BDL ne peut en pas en posséder en dehors de la Banque centrale. Il lui est en effet interdit d’avoir un compte auprès de banques libanaises, qu’il a pour mission de réguler. Pour William Bourdon, le fondateur de Sherpa, la juridiction française est tout à fait compétente pour se saisir du dossier.
Une grande partie de la population libanaise impute à Salamé la responsabilité de la faillite de l'État et des banques, ainsi que l’effondrement de la livre libanaise, qui a perdu 90% de sa valeur face au dollar américain.
Plusieurs plaignants du Collectif des victimes, de même que Salamé, sont en effet de nationalité française, et des infractions ont été commises sur le sol français. Il estime cependant que l’enquête n’est pas dirigée principalement sur le patrimoine immobilier du gouverneur, mais qu’elle vise davantage à incriminer une politique monétaire, dont il est le pivot, qui a abouti à la fuite hors du Liban de capitaux considérables, à partir de la crise d’octobre 2019.
Faisceau d’indices
Une grande partie de la population libanaise impute à Salamé la responsabilité de la faillite de l'État et des banques, ainsi que l’effondrement de la livre libanaise, qui a perdu 90% de sa valeur face au dollar américain.
Rousseau soutient que la plainte de Sherpa s’appuie sur des documents, des extraits du registre des sociétés luxembourgeoises, des preuves de propriétés de biens immobiliers en France. «Nous avons alimenté notre plainte d’un faisceau d’indices qui seront évalués par la justice», explique-t-elle.
Les experts estiment qu’à l’heure qu’il est, l’action judiciaire est devenue inévitable, en raison de la masse de preuves accumulées dans le cadre du dossier, juste après le début des investigations.
La présence de nombreux montages financiers avec des sociétés offshores témoigne d’une volonté d’opacité, affirme Rousseau. Il revient donc à Salamé lui-même de prouver que l’origine des biens en question a été obtenue de façon licite. Pour l’instant, et à ce stade de l’enquête, Salamé ne court aucun risque s’il vient en France. Il n’existe pas d’instruction ouverte, mais le cours des événements pourrait s’accélérer, selon la responsable de Sherpa, grâce à de nouveaux éléments ou informations qui pourront s’ajouter au dossier. «Récemment, nous avons décidé avec le Collectif des victimes d’en ouvrir l’accès, et les personnes désireuses d’y adhérer peuvent le faire», ajoute Rousseau.
Il ne s’agit pas d’une action contre un individu, mais contre tout un système en place depuis la fin de la guerre civile libanaise en 1990.
De son côté, Wakim affirme que l’organisation Accountability now inscrit son action dans un cadre plus global et plus large. Elle explique qu'il s'agit en fait d’une action anti-corruption, qui vise l’ensemble de la classe politique libanaise, qui s’est enrichie au détriment du peuple, faisant primer son bien-être sur l’intérêt général. «Le premier cas est le gouverneur de la Banque du Liban, mais ce n’est pas une action punitive contre lui», assure Wakim.
Les experts estiment qu’à l’heure qu’il est, l’action judiciaire est devenue inévitable, en raison de la masse de preuves accumulées concernant le gouverneur de la BDL, juste après le début des investigations. Si Salamé affirme, par le biais de son avocat Pierre-Olivier Sur, qu’il n’y a pas de preuves probantes contre lui, «c’est parce qu’il n’a pas encore eu accès au dossier d’accusation», tranche Wakim. Une source proche de la Banque du Liban, qui tient à garder l’anonymat, a indiqué à Arab News en Français que Salamé estime que les faits présumés qui lui sont attribués ne sont pas du tout fondés.
Le gouverneur semble, selon la source, très détendu et très confiant, affirmant qu’il est pressé de voir les démarches judiciaires aboutir, pour que la vérité éclate au grand jour. Marianne Howayek, contactée par Arab News en Français, n’a pas souhaité faire de commentaires, bien qu’étant impliquée dans la plainte déposée par les deux organisations.
Me Pierre-Olivier Sur estime pour sa part que derrière la plainte, il y a une ONG française et «un collectif inconnu», dans le cadre d’une procédure qui consiste «à désigner un bouc émissaire». «Le gouverneur, adulé tout au long de sa carrière au Liban est aujourd’hui rejeté. Il s’agit d’un «retournement politique avec des moyens médiatiques plutôt que juridiques et financiers», assure-t-il à Arab News en Français.
Il n’en reste pas moins qu’au moment précis où l’espoir de lutter contre l’impunité est sur le point de s’éteindre avec la faillite annoncée du Tribunal Spécial pour le Liban, un autre renaît, cette fois sur le territoire européen, puisque les biens mal acquis par la classe dirigeante libanaise s’y trouvent.